L’urbanisation de Hanoi : autoritarisme, compromis et résistances

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Au Việt Nam, l’État et le parti sont intimement liés, et le second continue de guider le premier en maintenant son emprise sur lui et sur la société. Les réformes de la fin des années 1980 (Đổi Mới, renouveau), si elles correspondent à la fin d’une idéologie de lutte des classes et de dictature du prolétariat, restent essentiellement tournées vers des impératifs économiques.

Aujourd’hui, le pays intègre progressivement les réseaux de la mondialisation et poursuit sa transition urbaine, notamment depuis la libéralisation de son marché foncier dans les années 1990.

Le taux de croissance urbaine (3 %) et la part d’urbains (36% en 2019) attestent de la progression de cette transition qui s’accompagne de puissantes dynamiques métropolitaines, notamment à Hồ Chí Minh ville (capitale économique), Hà Nội (capitale politique) et Đà Nẵng (métropole émergente du centre du Vietnam). Dans ce contexte, la ville, qui abritait autrefois la « bourgeoisie comprador » (qui tire ses richesses de ses relations économiques avec des pouvoirs impérialistes à l’étranger) devient le moteur de l’économie, et la nouvelle idéologie urbaine vient appuyer le rôle paternaliste du parti communiste.

Le partage des fruits de la croissance et l’accès à la ressource foncière cristallisent de nombreuses tensions, tout en dévoilant les représentations et les stratégies d’acteurs déployées par ces derniers pour se maintenir dans la course. Mais en filigrane, au-delà des revendications foncières, c’est la question du partage du pouvoir et de l’omnipotence du parti communiste qui est soulevée par les populations, de manière indirecte et détournée.

I. La civilisation urbaine comme projet hégémonique

Les modalités de la fabrique urbaine ou de l’industrialisation laissent voir une économie politique particulière. En effet, les autorités travaillent de concert avec les forces du marché tout en conservant leur contrôle quasi-total de la production urbaine en accord avec la tradition politique léniniste du centralisme démocratique qui confère à l’échelon central toute latitude en matière de décisions politiques.

Face aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux du développement urbain, l’État-parti a entrepris à partir des années 1990/2000 un processus de décentralisation visant à redonner davantage de marge de manœuvre aux collectivités locales, provinces en tête. Dans les faits, ces réformes s’apparentent davantage à une déconcentration du pouvoir puisque les budgets de fonctionnement des provinces, dont une partie est reversée aux districts, puis aux communes, sont pour une large partie distribués directement par l’État.

La prise de décision politique et la marge de manœuvre dont bénéficient les collectivités locales est conditionnée par les connexions de ces dernières avec le pouvoir central et par leur capacité à moduler les décisions émanant des niveaux supérieurs. C’est donc un système ambivalent basé sur un mélange de compromis, de volontarisme idéologique, de tâtonnement et d’adaptation aux exigences locales qui se met en place. L’enjeu qui semble se profiler a finalement davantage trait à la question du contrôle des richesses créées par le développement économique.

La modernisation métropolitaine de Hà Nội est un projet d’État défendu par les tenants d’une métropole de rang international dont les discours vantent les mérites d’une ville moderne et connectée au monde. Les appareils idéologiques de l’État diffusent normes et principes, et participent ainsi à forger le « sens commun » soit par la coercition, soit par la persuasion. Le concept de « civilisation urbaine » (văn minh đô thị, dérivé du chinois wenming (文明), civilisation, culture), qui remplace progressivement celui d’« homme nouveau » (l’homme nouveau, con người xã hội chủ nghĩa, est un concept d’importation sino-soviétique désignant l’élite productiviste et politique du pays pendant la période d’émulation à partir de 1948. La figure de cet homme vertueux émergeant sur les décombres du féodalisme a participé à la reconstruction du Vietnam contemporain et à la diffusion de l’idéologie), se déploie comme un nouveau cap que donne par exemple à voir le slogan : « une ville verte, civilisée, moderne et culturelle » et qui illustre le processus de légitimation du pouvoir central. Pour le régime, il existe donc des espaces civilisés et des espaces à civiliser. La « civilisation urbaine » se définit alors en négatif de l’espace supposément « précivilisé ». Finalement, les espaces périphériques des villes non encore assujettis au gouvernement de la « civilisation urbaine » sont marqués par un mode de gouvernance largement permissif (Duchère, 2019a, p181) qui dénote la faiblesse de l’Etat au-delà des limites et frontières de l’espace considéré comme « civilisé ». Même si certaines zones rurales sont qualifiées de « civilisées » (« nông thôn văn minh») par les autorités, elles le sont surtout après avoir atteint un certain nombre de critères de modernité dans le cadre du très autoritaire programme nông thôn mới (« campagnes nouvelles »). Rappelons aussi que cette certification étatique, ou labélisation, concerne aussi bien le village et la commune civilisés que la « famille culturelle » (gia đình văn hóa).

II. Compromis, arrangements et compromissions à toutes les échelles

L’urbanisation autoritaire du régime de Ha Noi ne fait pas pour autant l’unanimité, et nombreux sont les rapports de force à l’œuvre qui dénotent la manière dont chaque acteur tente de négocier sa place dans le processus de métropolisation.

La fabrique urbaine au Vietnam recouvre un caractère ambivalent laissant apparaître des mécanismes de concertation couplés à des formes d’autoritarisme elles-mêmes modulées en fonction des territoires et de leurs enjeux. Le centre politique maintient son emprise sur les périphéries, notamment en liant les différents acteurs les uns aux autres autour d’intérêts politiques et économiques. À l’instar de ce qu’on observe à l’échelle de la société vietnamienne, l’administration fonctionne davantage sur le régime de la concertation/persuasion que de la contrainte. Les acteurs de la machine politico-administrative sont liés les uns aux autres par des intérêts sectoriels ou régionaux qui donnent à voir une administration politique et territoriale marquée par l’entrisme, le corporatisme et surtout par la mainmise du centre sur toutes ses périphéries.

Les relations entre les différents niveaux de l’administration sont caractérisées par un système de contraintes/incitations particulièrement souple et arrimé à des logiques de compromis se manifestant, entre autres, par des arrangements entre acteurs. Ce système place systématiquement l’échelon de la commune, du district et de la province dans une situation de dépendance face aux orientations voulues par les autorités centrales mais, dans le même temps, il est admis et toléré que les communes et districts sollicitent eux-mêmes des « incitations » auprès de la population ou des entreprises de construction-promotion. De la même manière, ces collectivités locales, n’ayant pas les moyens de leurs ambitions urbaines, négocient aussi avec les investisseurs privés la réalisation d’aménagement en échange de facilités fiscales ou de terres (« socialisme fiscal »).

Si ces mécanismes de concertation peuvent un temps suffire à satisfaire l’appétit des acteurs de l’appareil politico-administratif, le mécontentement populaire ne cesse de s’intensifier, au point que selon une source officielle, 70 % des plaintes et autres recours administratifs déposés auprès des différentes institutions publiques étaient, en 2012, relatifs aux questions foncières.

Ces dernières années, la métropolisation de la ville de Hanoi s’est accompagnée d’une extension de l’espace urbain qui a le plus souvent fait fi de l’existant et s’est assortie de conflits fonciers, conséquence du déploiement autoritaire de la modernité urbaine mais aussi du système de double prix de la terre (prix d’« expropriation » inférieur au prix du marché). Dans ce contexte, face à l’agitation sociale, les autorités travaillent à leur maintien au niveau local et particulièrement au niveau infra-communal. Pour ce faire, l’État et ses agences tentent de participer plus activement à la vie locale, qu’elle soit festive ou associative. De nombreuses organisations villageoises, en apparence indépendantes du Front de la Patrie (organisation liée au PCV et regroupant les « associations de masses ») sont en fait placées sous la tutelle d’un ministère dont elles reçoivent une large part de leur financement.

Enfin, les entreprises de promotion-construction, les pouvoirs publics et les habitants participent conjointement à la fabrique urbaine et dans certains cas, les acteurs peuvent être tout à la fois habitant, administrateur et investisseur, ce qui de fait entraîne d’évidentes collusions et arrangements.

III. Résistances et contestations

La terre est devenue un levier d’enrichissement notoire qui permet à une petite classe moyenne émergente d’accumuler du capital en profitant de ses relations avec le pouvoir. Les indemnités versées aux paysans expropriés, que ce soit pour des projets d’intérêt public ou des projets privés, sont très basses. Le rapport entre le prix d’indemnisation et le prix de (re)-vente sur le marché libre peut varier de 1 à 100, ce qui de fait génère un profond sentiment d’injustice. Par ailleurs, l’évaluation du prix des terres agricoles se fait en fonction de la valeur de la production annuelle et non pas de la localisation.

Dans ce contexte, le projet de civilisation urbaine des autorités ne fait pas l’unanimité, et de nombreuses localités - surtout périurbaines - sont en proie à d’importantes tensions sociales. Les formes de résistances vont alors de la menace anonyme, grignotage de terre, dissimulation (résistance matérielle) à la production artistique affirmant de manière déguisée la dignité et/ou exprimant la colère (résistance statutaire) en passant par le développement d’une sous-culture dissidente (résistance idéologique). Les sujets qui résistent, voire qui se révoltent, se situent « au-dedans de l’idéologie dominante » (J. Scott, 2008) telle qu’ils la conçoivent puisque leurs objectifs s’inscrivent dans le système de valeurs des dominants (le marxisme léninisme, même conjugué à l’économie de marché). La dissimulation, la ruse, l’art de se faufiler entre les articles de loi (lách luật), la mobilisation des réseaux ou encore le passage en force (phá rào), sont les possibilités qui s’offrent aux habitants et qui constituent autant de résistances matérielles. Les individus prenant part à des formes d’urbanisation informelles et illégales sur des terres rizicoles ou sur des terres normalement réservées au maraîchage n’hésitent par exemple pas à rappeler que ces terres ont été gagnées par la lutte.

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Pancartes de protestation face aux actions d'expropriation


Lorsque tous les recours ont été usités, et qu’aucune solution n’a été trouvée, l’expression du sentiment d’injustice devient publique et peut prendre la forme de manifestations plus ou moins violentes. Cette expression populaire de la dignité ne peut pas être simplement considérée comme déterminé économiquement et advient lorsque le tabou doit être brisé. Les manifestations de colère qui se multiplient posent également la question de la légitimité des structures d’encadrement et de la confiance que la population leur accorde.

Yves Duchère, ATER INALCO, chercheur associé au CESSMA, <yduchere@gmail.com>


Mots clefs : métropolisation, urbanisation, Vietnam, autoritarisme, économie politique urbaine, résistances


Bibliographie :

Duchère (Y.), 2019a, Hanoi et sa région. Une géographie du compromis (Préface de Benoît de Tréglodé), Indes Savantes, 238 p.
Duchère Yves, 2019, « Urbanization and land disputes in Vietnam : compromises and protest », The Russian Journal of Vietnamese Studies, 20 p.
Duchère (Y.), 2015, « Les enjeux politiques de la gestion des villages de métier des clusters du delta du fleuve Rouge », Les Cahiers d’Outre Mer, n° 269, pp. 9 – 32
Scott (J.), 2008, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, 269 p.

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Carte : Projet d'aménagement du Grand Hanoi et périphéries rurales
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Xavier Houdoy
IFG