Meiji, un commencement absolu pour les sciences occidentales ?

Alors quel’on commémore cette annéele cent cinquantième anniversaire de la révolution de Meiji (1868) qui mit fin au régime semi-féodal des Tokugawa et ouvrit la voie à la construction d’un État moderne au Japon, il peut paraître intéressant de se pencher sur la signification de ce moment politique sous l’angle des savoirs. On a déjà beaucoup écrit sur le processus de modernisation particulièrement rapide de la société japonaise sur le plan de l’éducation comme celui des mentalités. On a cherché à l’expliquer par la curiosité déjà ancienne des savants japonais à l’égard des savoirs venus d’ailleurs (Chine, Europe), et à la pratique de la traduction dans ce pays. Mais le sentiment persistait que l'engagement des savants en faveur des sciences occidentales n'avait pris un caractère définitif qu'à l'époque Meiji.

Aujourd’hui que la notion de modernité a perdu de sa magie, il est plus facile de relativiser l'impact de ce moment politiqueet de prendre davantage en considération les transformations en cours au sein de la société japonaise au 19e siècle et plus particulièrement au sein du milieu intellectuel. Évoquer ce milieu n’est pas une tâche facile car il est extrêmement diversifié. Selon leur condition sociale, le niveau d’éducation, leur école d’affiliation, le fief d’appartenance, et la reconnaissance dont ils jouissent, ces intellectuels présentent des sensibilités et des motivations bien différentes.

On se limitera ici à ceux qui ont fait le choix de se tourner vers les sciences «occidentales» (yōgaku). Le domaine a séduit un nombre croissant d’intellectuels au cours de l’époque des Tokugawa, au point que lorsque le Japon ouvre ses portes aux grandes puissances, il existe des amateurs de ces sciences dans tous les coins de l’archipel. De quand date cet engouement? Dans quelle mesure ce phénomène a-t-il touché l’élite intellectuelle? De quelle manière ces savoirs cohabitaient-ils avec les savoirs plus anciens, d’origine chinoise? Quelle en était leur diffusion dans la société?

Il est difficile de répondre quantitativement à cette dernière question car à côté de certaines écoles de médecine célèbres en raison de leur attractivité et de leur rôle dans la formation de l’élite à venir, il y en avait une multitude d’autres, de taille plus modeste, dont le rôle dans la diffusion de la «nouvelle» science, comme on la qualifiait souvent, est plus difficile à évaluer. Essayons néanmoins de dégager quelques tendances. Pour cela il peut être utile de distinguer trois groupes d’intellectuels.

Il y a d’une part, les interprètes officiels de hollandais de Nagasaki, marchands de leur état, issus de familles occupant héréditairement cette fonction, familiarisés dès leur jeune âge avec la langue et les mœurs hollandaises. Leur formation assurée dans le cadre familial ou auprès des Hollandais de passage, prend un caractère plus systématique et collégial au seuil du 19e siècle. Ils sont environ une cinquantaine à occuper des postes officiels, fortement hiérarchisés, et ce nombre est resté globalement stable depuis le 17e siècle jusqu’au milieu du 19e siècle.

L’engagement des interprètes dans la vie scientifique ne s’est pas imposé d’emblée. Employés par le bakufu pour assurer la communication avec les marchands hollandais, leur champ de compétence se limite d’abord aux questions commerciales. Leur position leur accorde des privilèges, comme se procurer des livres hollandais ou acquérir des savoir-faire en médecine hollandaise, privilèges qui leur assurent des revenus annexes. Ils ne commencent à s’intéresser à des domaines comme l’astronomie ou la géographie qu’à partir du milieu du 18e siècle, au moment où ces domaines retiennent l’attention des dirigeants à Edo et que des commandes de traductions commencent à leur parvenir. C’est à la fin du 18e siècle qu’émergent des personnalités ambitieuses qui aspirent à jouer un rôle dans la vie intellectuelle du pays. C’est le cas de Shizuki Tadao (1760-1806) qui laisse une œuvre majeure de traducteur révélant une compréhension fine du paysage scientifique européen de son époque. Ses domaines de prédilection sont l’astronomie et la physique newtoniennes, la grammaire du hollandais, l’histoire mondiale ou les récits de voyages qui laissent entrevoir le regard porté par les Européens sur les peuples primitifs ou colonisés. Il reste que Shizuki occupe une place à part dans le paysage de cette époque, comme en atteste la faible diffusion de ses traductions. Les interprètes se sont le plus souvent illustrés en assurant des missions ponctuelles de conseillers, de traducteurs, ou d’interprètes, pour le compte du bakufu ou des seigneurs des fiefs de l’ouest. Tiraillés entre les Hollandais dont ils étaient proches, et le bakufu, qui exigeait d’eux une loyauté sans faille, leur activité scientifique a souvent pâti de cette situation inconfortable. Ceux qui ont échappé à ce destin sont ceux qui ont intégré définitivement le personnel d’un seigneur ou du bakufu, accédant ainsi au statut de samurai, ou ceux qui, comme Shizuki, ont quitté leur poste au bout de quelques années. A la différence de leurs contemporains, leur vision de la Hollande et plus généralement de l’Europe est sans illusion. Ils connaissent de l’intérieur la mentalité des marchands hollandais dont ils sont parfois les confidents, et n’ignorent pas les tensions qui opposent l’Angleterre à la France ou à la Hollande. Ils sont également les premiers à réaliser qu’ils ne peuvent se contenter du hollandais pour communiquer avec les navires étrangers qui accostent au Japon.


Réception dans la résidence de l’opperhoofd, à Dejima. Vers 1805-1825
©Koninklijke Bibliotheek

Le deuxième groupe d’intellectuels émerge dans les années 1770, lorsque trois médecins d’Edo décident de traduire un traité d’anatomie hollandais sans l’aide des interprètes. Malgré l’énormité de la tâche, ils sont animés par la forte conviction que la médecine «vraie» ne peut se passer, comme ils l’avaient fait jusqu’alors, de la connaissance profonde du corps. Cela va donner le Kaitai shinsho (Nouveau livre d’anatomie ; 1774), un livre imprimé et largement diffusé, qui va déclencher au sein du milieu médical une petite révolution. On se met à rêver alors d’une autre médecine, efficace, dont les secrets se trouveraient dans les livres hollandais.


Kaitai shinsho (Nouveau livre d’anatomie ; 1774),
©Université de Waseda

Ce qui n’était au début qu’une lubie de médecins va se transformer en un mouvement ample dont les répercussions étonnent même ceux qui en sont à l’origine. Si les médecins sont de loin les plus nombreux, le mouvement attire aussi des amateurs de géographie, d’histoire naturelle, des arts… La Géographie universelle de Johann Hübner (1668-1731) qui offre un aperçu de l’histoire des «quatre parties du monde» passionne ces savants qui redécouvrent le monde extérieur en l’idéalisant quelque peu. Les savants réunis au sein de ce mouvement partagent quelques traits communs: à la différence des interprètes, ce sont des hommes érudits, versés dans les classiques confucéens, et ayant une expertise dans un domaine scientifique. Ils font partie d’une élite en tant que médecins-lettrés au service des guerriers, et ont accès, du fait de leur proximité avec les sphères de pouvoir, aux informations confidentielles. Ils ont aussi un parti pris favorable aux sciences hollandaises, symboles pour eux de la précision et de la rationalité, et un mépris affiché pour la médecine chinoise. C’est pourquoi, une fois surmonté le lourd handicap linguistique de départ, ils deviennent les plus gros pourvoyeurs de traductions.

L’école d’études hollandaises d’Ôtsuki Gentaku (1757-1827) à Edo, le leader incontesté du mouvement au tournant du siècle, attire des élèves venus de toutes parts qui, en retournant dans leur province, vont fonder à leur tour leur propre école d’études hollandaises. Si ces dernières n’occupent au début du 19e siècle qu’un espace encore modeste dans le paysage intellectuel du Japon, elles sont entrées dans une phase d’ascension irréversible dont témoignent la multiplication des traductions, l’extension du réseau des spécialistes et l’intérêt que leur manifeste le bakufu. Ce dernier crée, en effet, en 1811, un « Bureau de traduction de livres barbares», auquel sont notamment affectés un excellent interprète de Nagasaki, promu samurai, et Ôtsuki Gentaku. Le bureau chargé d’une mission d’enseignement et de traduction, va s’étoffer par la suite en absorbant les meilleurs éléments que compte le Japon en matière de spécialistes d’études occidentales, et devenir à partir des années 50 une structure shôgunale essentielle, dédiée à la formation du personnel en langues et en sciences occidentales.

« Nouvel an hollandais dans l’école d’Ōtsuki Gentaku » (rouleau peint, 1795)
©Bibliothèque de l’université Waseda



Détail du « Nouvel an hollandais dans l’école d’Ōtsuki Gentaku » (rouleau peint, 1795)
©Bibliothèque de l’université Waseda

Le troisième profil est plus composite. Il s’agit de lettrés confucéens de condition guerrière, de rang modeste, qui se tournent vers les études hollandaises parce que ces dernières incarnent à leurs yeux un moyen de sortir de leur condition subalterne et souvent misérable. En effet, les encyclopédies ou les traités de géographie hollandais donnent à voir les avancées techniques des pays européens, notamment dans le domaine militaire, les avantages économiques qu’ils tirent de leurs possessions outre-mer et les dominations qu’ils exercent sur les populations locales. Selon les sensibilités, ces lectures vont susciter des ambitions démesurées ou des grandes craintes. Les intellectuels dont il est question ici ne constituent pas un groupe. Il s’agit plutôt d’individus qui tels Hayashi Shihei (1738-1793), ou Honda Toshiaki (1743-1820), mettent leur point d’honneur à alerter ou à conseiller les autorités. Ces hommes gravitent autour des spécialistes d’études hollandaises mais ce sont avant tout des idéologues qui pensent l’avenir du Japon dans un contexte international.

Ce profil émerge au moment où le Japon est confronté aux incursions russes dans les régions du nord dans les dernières décennies du 18e siècle. De tels individus se font plus rares après que la tension avec les Russes est retombée, mais ils resurgissent en masse à partir des années 1840, lorsque les Japonais apprennent la défaite de la Chine lors de la première guerre de l’opium. Ils se rapprochent alors des lieux (Edo, Nagasaki, Ōsaka) où ils sont en mesure d’acquérir les connaissances sur les techniques militaires occidentales.

Pour compléter ce tableau rapide, il faut souligner que le bakufu a périodiquement sanctionné ces intellectuels qui ne cachaient pas leur sympathie à l’égard des pays occidentaux. Ce fut le cas à la fin des années 1820, lors de l’affaire Siebold, du nom du jeune médecin allemand arrêté en possession de cartes confidentielles, ou à la fin des années 30, lors de l’«emprisonnement des adeptes des barbares»(bansha no goku) qui entraîna la mort de Takano Chōei (1804-1850), médecin et traducteur, et de Watanabe Kazan (1793-1841), guerrier et artiste. Ces affaires n’ont jamais étouffé la fièvre de l’étude, mais elles ont sans doute eu pour effet de fragiliser les réseaux et de les plonger dans une forme de clandestinité, les rendant peu visibles au moment où finalement l’ouverture se produit.

Annick Horiuchi

Ancienne élève de l'ENS Paris, Annick Horiuchi est titulaire d'une thèse de l'université Paris Diderot portant sur les mathématiques au Japon, à l'époque d'Edo. Maître de conférences, puis professeur à l'université Paris Diderot, elle y enseigne aujourd'hui l'histoire intellectuelle et l'histoire des sciences au Japon. Elle est également membre du Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale (CRCAO) ou UMR8155 (Collège de France/Université Paris Diderot/EPHE). Elle est l'auteur des mathématiques japonaises à l'époque d'Edo(Vrin, 1994) et co-éditrice avec Matthias Hayek de Listen, Copy, Read, Popular Learning in Early Modern Japan(Brill, 2014).

Contact : horiuchi@univ-paris-diderot.fr

Bibliographie

Boot W.J. ed., Critical Readings in the Intellectual History of Early Modern Japan, vol. 2, Leiden: Brill, 2012.

Nakayama Shigeru, The orientation of science and technology: a Japanese view, Folkestone, UK, Global Oriental, 2009.

Blussé Leonard et al. (ed.), Bridging the divide: 400 years, the Netherlands-Japan, Leiden, Pays-Bas, Hotei, 2000.

Mots clés : intellectuels; science occidentale; Japon; 19e siècle; traductions

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Couverture
juin 2018
Céline Bénéjean
Professeure des université, université Paris Diderot, CRCAO