Patrimoine militaire dans la ville japonaise : entre mémoire historique et symbole identitaire

Article de Delphine Vomscheid
Mots-clés: châteaux, Japon, patrimoine, reconstruction, identité

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Château Himeji

figure 1: Château de Himeji. © Delphine Vomscheid

Au Japon, le patrimoine architectural militaire occupe une place particulière dans le paysage urbain. D’un point de vue quantitatif tout d’abord, parce que l’on dénombre plusieurs milliers de sites archéologiques et historiques de châteaux répartis sur l’ensemble de l’archipel, de la simple ruine aux sites grandioses des donjons ceints de douves et de fortifications. D’un point de vue qualitatif également, car le pays compte cinq sites classés trésors nationaux, dont le château de Himeji qui est l’un des premiers biens culturels japonais à être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1993. D’un point de vue politique enfin, puisque depuis la fin du régime féodal des Tokugawa en 1867, les sites castraux ont joué des rôles divers, tantôt négligés pour leur désuétude, tantôt utilisés pour leur forte symbolique. Aujourd’hui, les châteaux constituent des atouts de taille pour les villes: leurs conservation, valorisation et utilisation représentent des enjeux économiques et politiques majeurs.

Cet article propose une double lecture du patrimoine castral du Japon, sous l’angle de sa valeur de témoignage du passé mais également des enjeux patrimoniaux actuels qui lui sont associés, liés au tourisme et à la politique internationale.

Une place centrale et monumentale dans la ville

Depuis la période prémoderne (1573-1867), les châteaux sont construits au cœur des villes japonaises. Situés en plaine ou sur une petite colline, ils dominent un espace urbain qui se développe à leur pied, organisé en partie selon la hiérarchie sociale de l’époque d’Edo (système shi-nō-kō-shō: guerriers, paysans, artisans, marchands) et dans lequel les guerriers résident dans des quartiers dédiés, séparés des marchands et des artisans. Ces villes, que l’on appelle villes-sous-château (jōkamachi) sont le modèle sur lequel se sont bâtis la plupart des chefs-lieux des départements et préfectures actuels, comme Tōkyō (ancienne Edo), Nagoya, Hiroshima, Sendai ou Kanazawa. Dès leur construction, ces châteaux sont non seulement des ouvrages défensifs, mais aussi des outils de communication politique, conçus à la fois pour accueillir et héberger les seigneurs locaux appelés daimyō (et le shogun dans le cas d’Edo) et pour exposer leur puissance.

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Carte

figure 2: Carte de Kanazawa à la fin de l’époque d’Edo. © Delphine Vomscheid

Ce sont les donjons, par leur monumentalité et leur qualité architecturale, qui symbolisent en particulier la richesse et le pouvoir d’un seigneur. Pouvant atteindre les trente mètres pour les plus hauts, ils sont visibles de loin, parfois même depuis les campagnes et certaines rues sont alignées dans leur axe. Construits au cœur des villes, ils en constituent par ailleurs bien souvent le seul repère architectural, le paysage urbain japonais étant presque dénué d’architecture monumentale, à l’exception des pagodes qui sont érigées en limites de ville à l’époque prémoderne. Ainsi, tel le clocher d’une église dans les villes européennes, le donjon est un repère géographique pour les habitants, qui lui accordent un attachement particulier.

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Perspective sur le donjon du château

figure 3: Perspective sur le donjon du château de Himeji depuis la gare. © Delphine Vomscheid

Aujourd’hui, les sites castraux, d’une superficie moyenne d’une trentaine d’hectares, jusqu’à 230 pour Tōkyō, peuvent être qualifiés de «centres vides», expression utilisée par Roland Barthes dans L’empire des signes pour désigner le château de la capitale. Vides, car la grande majorité des édifices castraux qui occupaient ces sites sont détruits au début de l’époque moderne (1868-1945). En quelques années seulement, ce patrimoine monumental subit des dégâts irréversibles, avec la destruction de la grande majorité des édifices castraux qui ne font pas encore l’objet d’une reconnaissance patrimoniale. La seule valeur qui leur est bien souvent reconnue est celle du poids de leurs matériaux, pour lesquels ils sont vendus aux enchères. L’intérêt de quelques-uns, en particulier des membres de l’oligarchie de Meiji issus de l’ancienne classe guerrière, va toutefois permettre de sauver du démantèlement plusieurs des «trésors nationaux» actuels, tels que les donjons de Himeji et Hikone.

Les projets de reconstruction et l’importance du symbole

C’est au début du XXe siècle que la valeur patrimoniale et symbolique des châteaux est reconnue, avec la mise en place d’une législation permettant leur protection et valorisation, mais aussi l’amorce d’une pratique qui devait se généraliser: la reconstruction des édifices castraux disparus, en particulier des donjons. On distingue trois types de donjons reconstruits: les «donjons inventés» (mogi tenshu 模擬天守), dont l’existence ou la forme historique ne sont pas avérées; les «donjons reproduits» (fukkō tenshu 復興天守), dont l’existence historique est avérée, mais où des libertés formelles ont été prises; et les «donjons restitués» (fukugen tenshu 復元天守), qui présentent un haut niveau de fidélité à l’original. Parmi les quelque 80 donjons reconstruits que compte le Japon aujourd’hui, 52 appartiennent à la catégorie des «donjons inventés», soit environ 65%. Ce chiffre important illustre la dimension symbolique des donjons pour les Japonais qui lui confèrent un fort sentiment territorial, au-delà de l’aspect historique. Si l’objectif de ces édifices est, dans un premier temps, principalement touristique, un boom de la reconstruction des donjons en béton armé s’observe au Japon dans les années 1950-60, au lendemain de la SecondeGuerremondiale, comme une étape importante dans le processus de reconstruction des villes japonaises.

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Hiroshima

figure 4: Donjon du château de Hiroshima de type «donjon restitué» (fukugen tenshu), reconstruit en béton armé en 1958 (à gauche) et donjon du château d’Iga de type «donjon inventé» (mogi tenshu) reconstruit en bois en 1935 (à droite). © Delphine Vomscheid

Parmi la centaine de donjons qui composent le parc patrimonial militaire au Japon, seulement douze sont des donjons dits originaux (soit 13%). Par ailleurs, seuls cinq des «donjons restitués» le sont en bois. Pourtant, le niveau d’authenticité des donjons reconstruits ne semble pas être proportionnel à leur popularité touristique. D’après les chiffres, les châteaux d’Ōsaka et de Nagoya, avec leurs donjons reconstruits en béton armé, occupent respectivement les première et troisième places en termes de fréquentation sur l’année 2019, dépassant les deux millions de visiteurs (https://corporate.kojodan.jp/). La valeur symbolique de ces édifices semble donc bien surpasser leur valeur historique.

À la recherche d’une «authenticité»

Depuis les années 1990 et surtout le début des années 2000, on observe dans les pratiques patrimoniales une tendance à la reconstruction fidèle des anciens sites castraux (donjons et autres édifices militaires), avec un respect des techniques et des matériaux anciens. Le cas du château de Kanazawa, dont la reconstruction a commencé en 2001, en est une illustration concrète. Portes fortifiées, ponts, douves ou autres longères (nagaya) ont en effet fait l’objet d’une reconstruction fidèle, à partir de documents historiques et de fouilles archéologiques. Actuellement, le chantier de reconstruction du palais résidentiel édifié au cœur du château aboutira à la réalisation du plus grand édifice reconstruit en bois du Japon, avec une surface de 10000m².

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Kanazawa

figure 5: Longère et porte fortifiée du château de Kanazawa reconstruits en bois en 2001 et 2015. © Delphine Vomscheid

L’actualité plus récente illustre en outre un renforcement de ces enjeux dans la politique nationale et internationale, ainsi que des tensions entre les ambitions gouvernementales et l’opinion publique. En 2019, lors du G20 organisé à Ōsaka, l’ancien Premier ministre AbeShinzō déclarait face aux dirigeants mondiaux: «Le château d’Ōsaka, qui est le symbole de la ville, a été bâti pour la première fois au XVIe siècle. L’ensemble des maçonneries et la grande porte datent du XVIIe siècle. Bien que la plus grande partie du château d’Ōsaka ait été détruite par le feu lors des troubles survenus il y a 150 ans au cours de la restauration de Meiji, le donjon a été reconstruit à l’identique selon sa forme du XVIe siècle il y a environ 90 ans. Cependant, une seule grosse erreur a été commise: ils sont allés jusqu’à installer des ascenseurs.»

Cette allocution reflète la méconnaissance du Premier ministre, et de nombreux Japonais, de l’histoire de ce patrimoine. En effet, le donjon d’Ōsaka reconstruit en béton armé en 1931 n’est pas une reproduction exacte de l’édifice historique du XVIe siècle, qui n’a pu être réalisé par manque de documentations historiques. Il est ainsi intéressant de noter qu’Abe manifeste un désir d’authenticité en regrettant la présence d’ascenseurs, alors même que l’édifice ne présente ni de structure ni d’aspect fidèle à l’original. Cette anecdote semble illustrer une certaine confusion qui règne chez les Japonais dans la perception de ce patrimoine militaire.

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Osaka

figure 6: Donjon du château d’Ōsaka de type «donjon reproduit» (fukkō tenshu), reconstruit en béton armé en 1931. © Delphine Vomscheid

L’exemple actuel du château de Nagoya est une autre illustration de l’usage de ce patrimoine dans le discours politique. Le maire de Nagoya, Kawamura Takashi, a en effet lancé un vaste projet de reconstruction du donjon du château de Nagoya. Classé trésor national en 1930, puis détruit dans les bombardements de 1945, avant d’être reconstruit en béton armé en 1959, le donjon de Nagoya va être détruit pour être reconstruit «à l’identique» avec une structure en bois d’ici 2028. Ce projet a provoqué une vague de protestations dans l’opinion publique, en particulier en raison des frais colossaux engendrés par ce chantier (environ 50 milliards de yens). Les justifications avancées pour ce projet sont les retombées économiques que ce bâtiment engendrera. Située à quelques heures de Tōkyō, Nagoya est bien souvent absente des circuits touristiques des étrangers et la présence d’un donjon «authentique» permettrait de redynamiser le tourisme international. Dans une volonté de fidélité au modèle historique, il a par ailleurs été décidé de ne pas installer d’ascenseur dans le donjon, provoquant la colère des associations de personnes handicapées qui revendiquent l’accessibilité pour tous au monument.

Dans un contexte de forte pression économique liée au tourisme et à la compétition entre les municipalités, le discours politique autour de l’authenticité de ces édifices ne reflète-t-il pas une volonté de séduire les visiteurs étrangers et les Occidentaux en particulier, pour qui la valeur patrimoniale est fortement liée à celle de l’authenticité matérielle? Le rapport affectif qu’entretiennent les Japonais avec leur patrimoine castral est indépendant de son niveau d’authenticité, comme l’illustre l’émoi national suite aux catastrophes qui ont récemment ravagé les châteaux de Kumamoto et Shuri, situés sur les îles méridionales de l’archipel, tous deux reconstruits dans la seconde moitié du XXe siècle. Plus que des traces du passé, les châteaux endossent donc le rôle unique de marqueur urbain et surtout identitaire, matérialisant d’une part les particularités locales et d’autre part une certaine forme d’unité historique nationale.

Delphine Vomscheid est actuellement post-doctorante JSPS à l’université de Kyōto, chercheuse affiliée au laboratoire CRCAO (UMR 8155) et enseignante vacataire à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon.
Elle a soutenu en 2019 une thèse de doctorat intitulée «L’héritage spatial des guerriers de la ville de Kanazawa. Histoire architecturale, urbaine et paysagère de l’ancienne ville-sous-château de Kanazawa» à l’EPHE (Université PSL) sous la direction de Nicolas Fiévé. Elle travaille actuellement sur l’habitat guerrier (buke yashiki) de l’époque prémoderne et sur son traitement patrimonial dans la ville contemporaine japonaise. Elle mène en parallèle des recherches sur le patrimoine militaire au Japon et s’intéresse en particulier aux pratiques de la reconstruction des châteaux et leurs enjeux sociaux, économiques et culturels. Contact: d.vomscheid[at]gmail.com

Références bibliographiques

Vomscheid, Delphine, «L’héritage spatial des guerriers de la ville de Kanazawa. Histoire architecturale, urbaine et paysagère d’une ville-sous-château japonaise (XVIIe - XXIe siècles)», Université PSL – École Pratique des Hautes Études, 2019, 2 volumes.

Vomscheid, Delphine, « Politiques urbaines et patrimoine à Kanazawa : Vers la renaissance de la cité castrale ?», in Ebisu, 55 | 2018 : 139-170. doi.org/10.4000/ebisu.2680

Akagawa Natsuko, Heritage conservation in Japan’s cultural diplomacy: heritage, national identity and national interest, Abingdon, Routledge, 2015, 227 p.

Benesch, Oleg et Zwigenberg, Ran, Japan’s Castles: Citadels of Modernity in War and Peace, Cambridge, United Kingdom; New York, NY, Cambridge University Press, 2019, 360 p.

Enders, Siegfried R. C. T. et Gutschow, Niels (éds.), Hozon: architectural and urban conservation in Japan, Stuttgart; London, Edition Axel Menges, 1998, 207 p.

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Château de Himeji
mars 2021
Delphine Vomscheid
Post-doctorante JSPS à l’université de Kyōto, chercheuse affiliée au laboratoire CRCAO