Une pensée progressiste peut-elle exister dans l'Indonésie contemporaine ?

✍️ Gloria Truly ESTRELITA


Article

En Indonésie, bien des observateurs de la vie politique affirment que les idéologies n’existent pas ou peu dans le champ social. Les partis et syndicats sont conçus comme s’organisant plutôt sur une base pragmatique ou identitaire (religieuse, régionaliste, ethnique), s’appuyant sur les réseaux hérités de la décolonisation et ceux, plus récents, de la dictature de Suharto. De fait, si l’on s’intéresse plus particulièrement aux idéologies progressistes, après le tournant autoritaire pris par le président Soekarno et le Parti communiste indonésien (PKI) au début des années 1960, puis la prise du pouvoir par le général Suharto en 1965, et malgré les réformes de démocratisation engagées depuis la chute de ce régime en 1998, l’engagement dans toute forme d’activisme d’orientation socialiste est suspect et étroitement surveillé par les services de renseignement et leurs soutiens civils locaux (Honna 1999: 121).

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Musée de la Trahison Communiste, Jakarta, 2015

Musée de la Trahison Communiste, Jakarta, 2015. Crédit @ S. Roland


Ce ne fut pas toujours le cas. Après l’indépendance de l’Indonésie en 1945, alors que les autres partis politiques se préoccupaient de la politique nationale, le PKI exerçait son influence au niveau local en organisant activités sociales, éducation politique, planning familial, lutte contre l’analphabétisme et soutien aux paysans, se construisant ainsi une solide base populaire. Il fut l’un des grands gagnants de la première élection générale en Indonésie en 1955, et devint le troisième plus grand parti communiste du monde dans les années 1960 avec 3 millions de membres, auxquels s’ajoutaient une constellation d’organisations sociales populaires satellites. Le président Soekarno lui-même, après avoir appris l’implication des États-Unis et du Royaume-Uni dans les révoltes locales (1957-1961) (Conboy et Morrison 2018), ainsi que le rôle des deux pays dans la provocation de la confrontation Indonésie-Malaisie (1962-1966) (Wardaya 2008), en vint à soutenir la position anti-occidentale du PKI. Cette position fit dès lors craindre aux autres partis politiques, aux dirigeants de droite de l’armée, mais aussi au monde occidental plongé en pleine guerre froide, que les communistes soient en train de prendre la tête du pays.

La domination politique du PKI fut brutalement éclipsée par la tragédie de 1965-1966. Le 30 septembre 1965, réagissant à une tentative de coup d’Etat avortée, l’armée, sous le commandement du général Suharto, prit le contrôle du pays en accusant le PKI d’être à l’origine de ce coup d’État. La plus grande purge anticommuniste de l’Indonésie moderne fut lancée, à l’échelle de l’archipel. Des arrestations massives eurent lieu et en 1970 116 000 personnes étaient encore en détention. Un consensus scientifique récent s’accorde sur le nombre de 500 000 victimes (Rapport IPT 65 2016).

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Hôtel en construction sur un charnier de 1965. Ile de Bali, 2015

Hôtel en construction sur un charnier de 1965. Ile de Bali, 2015. Crédit @ S. Roland

Dès sa prise de pouvoir, l’Ordre Nouveau développa une efficace propagande de diabolisation du communisme, ainsi qu’une législation qui l’interdit. Dans un pays où la religion est obligatoire et directement associée au pouvoir politique, l’amalgame du communisme à l’athéisme fit son effet. Les corps d’État, ainsi que le peuple lui-même, furent mis à contribution dans une répression quotidienne qui transforma l’Indonésie en une société de surveillance au nom de l’anticommunisme. Aujourd’hui, après 60 ans de propagande autour d’un récit national biaisé, et ce malgré le retour de la démocratie en 1998, tout concept progressif est perçu comme une potentielle résurgence de la menace communiste et aussitôt critiqué. De même, tous les mouvements contestataires populaires sont réprimés sur la base désormais légitimée de la lutte anticommuniste.

Dans ce contexte, les mobilisations citoyennes de grande ampleur qui se multiplient depuis mai 2019 pour protester contre la politique de l’argent, la corruption et l’autoritarisme croissant du gouvernement, sont réprimées par les autorités étatiques au motif d’un activisme dit proche du communisme : l’anarcho-syndicalisme. Celui-ci est présenté comme une nébuleuse de conspirations, qui serait influencée par des mouvements similaires de la communauté internationale (Damier & Limanov 2017). Les autorités développent phobie et stigmatisation en accusant l’anarcho-syndicalisme de déviance morale et de menacer l’ordre public (Maharani 2019). En 2019, les autorités policières déclarèrent un groupe d’anarcho-syndicalistes responsable des émeutes du 1er mai dans plusieurs grandes villes (Yogyakarta, Bandung et Makassar). Durant la pandémie de Covid-19, la police nationale annonça qu’un groupe d’anarcho-syndicalistes avait organisé une attaque contre des installations publiques à travers l’île de Java (Velarosdela 2020). Les quelques membres arrêtés furent présentés comme des droguées.

Dans cette mouvance informelle, la Confrérie des travailleurs anarcho-syndicalistes (Persaudaraan Pekerja Anarko Sindikalis ou PPAS) est une organisation fondée en Indonésie en 2016 à partir d’un réseau préexistant de petits groupes militant pour les droits sociaux des travailleurs. Le réseau date du début de la colonisation hollandaise, peu de temps après l’émergence de mouvements de gauche sous l’influence des partis sociaux-démocrates et socialistes aux Pays-Bas, une époque où les idées anarchistes étaient encore assez peu connues en Indonésie (Art 2020). Dans les années 1990, certaines fractions du mouvement anarcho-syndicaliste se rapprochèrent de la communauté punk indépendante, promouvant non seulement un mode de vie et une contre-culture (connue sous le nom de “Do It Yourself” ou DIY) mais aussi des formes d’activisme politique (Syahrianto 2020). Le mouvement nourrit un projet humaniste général et se concentre sur la protection des travailleurs et l’antifascisme.
Ce mouvement répond également à des micro-conflits locaux-nationaux qui sont essentiellement politiques. Il porte les revendications de divers groupes et tente d’unir la classe moyenne urbaine aux classes populaires. Cependant, les initiatives sont peu coordonnées et dépendent de groupes locaux, lesquels misent sur l’action directe (grèves, manifestations y compris non déclarées, boycotts et sabotages), dans le sillage des groupes militants néo-anarchistes, dont l’émergence se conjugue avec la montée de l’altermondialisme (Baverel 2016 : 85). On pourra également opposer à cette mouvance son peu de références aux philosophes anarchistes ou marxistes classiques, leur préférant un certain pragmatisme. Enfin, point notable dans un pays où l’athéisme est interdit, bien des membres du mouvement pratiquent leur religion.

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Elections présidentielles indonésiennes de 2019, Ambassade de Paris

Elections présidentielles indonésiennes de 2019, Ambassade de Paris. Crédit @ G.T. Estrelita


Néanmoins, le PPAS apparaît aujourd’hui comme le dernier mouvement politique social et de gauche indonésien, une voix bien faible dans le paysage politique dominé par les partis traditionnels issus de la dictature, des religions et des affaires, tandis que la politique et l’économie demeurent entre les mains des héritiers du régime. Les deux mandats de l’actuel président Joko Widodo, premier président “issu du peuple” qui incarnait l’espoir d’un changement de politique et d’une ouverture du débat d’idées vers le progressisme, se soldent par une augmentation des inégalités, un rapprochement de l’armée du pouvoir, un durcissement des rapports inter-religieux et une aggravation de la situation environnementale. La nouvelle capitale de l’Indonésie du futur, dont la construction se prépare dans le poumon vert de l’archipel, à Kalimantan, réservera-t-elle une place aux idées progressistes ?

A propos de l'auteure :

Après avoir terminé ses études en criminologie à l’Universitas Indonesia (Indonésie), Gloria Truly Estrelita a obtenu un Master en droit international à l’Université de Kyushu au Japon, puis s’est spécialisée dans les études asiatiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) où elle est actuellement doctorante en histoire. Ses recherches portent sur la religion en prison en Indonésie. Elle a cofondé en 2020 l’Observatoire des alternatives politiques en Asie du Sud-Est (AlterSEA), hébergé par le Centre Asie du Sud-Est (CASE).
Au-delà de ses activités scientifiques, GT. Estrelita participe régulièrement à des publications destinées au grand public, telles que “Buru Island : Between Stigma and Reality” (Suara Pembaruan), “Facing Hate Crimes” (Tempo), et “Survivors’ stories : memory of the 1965 Indonesian tragedy in virtual space” (Politika.io). Elle a également participé en tant que consultante en criminologie au documentaire “The Mutes’ Soliloquy” de Stéphane Roland, qui recueille les témoignages d’anciens prisonniers politiques du régime de l’Ordre nouveau en Indonésie.

Bibliographie :

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Hôtel en construction sur un charnier de 1965
septembre 2022
Gloria Truly ESTRELITA
Chercheuse