Les mouvements sociaux contemporains en Indonésie ont été affectés par de récents changements sociopolitiques rapides et profonds.
Actualité des mouvements sociaux en Indonésie : Essais d’invention de sens communs
Introduction
Les mouvements sociaux contemporains en Indonésie ont été affectés par de récents changements sociopolitiques rapides et profonds. Après la chute du régime du président Suharto (1965-1998), le corps législatif a adopté des réformes constitutionnelles, incluant des dispositions clés visant à protéger les droits humains, la liberté religieuse, la liberté d'expression et des médias, ainsi que les droits des femmes. Malgré ces avancées, l'administration de l'actuel président, Joko Widodo (appelé Jokowi, 2014-2019 ; 2019-2024) a progressivement entrepris des politiques qui menacent les droits démocratiques de larges pans de la société indonésienne. Le jeune Jokowi était pourtant entré sur la scène politique avec des mandats plébiscités comme maire de la ville de Solo puis comme gouverneur de Jakarta, et sa campagne présidentielle avait soulevé les foules d’une jeunesse progressiste. Au cours de ses mandats de président, les nombreuses orientations et lois poussées à travers le processus parlementaire sans consultation publique ni transparence ont alimenté l'opposition et conduit à des mobilisations à travers tout le pays.
Manifestation du 4 novembre 2016 contre le Gouverneur de Jakarta. Sur la pancarte : “Nous, la police nationale, nous condamnons les blasphémateurs” (crédits : @Ade Haer)
Des luttes sectorielles aux causes systémiques
Plusieurs types de mouvements sociaux se sont exprimés récemment, que l’on peut catégoriser selon leur degré de sectorialisation. Tout d’abord, il s’agit d’activités sociales peu articulées à la critique et à faible teneur revendicative mais qui mettent en exergue les manquements des pouvoirs de l’État dans la gestion des affaires publiques. Ainsi des nombreuses initiatives d’auto-organisation pour faire face au Covid : réseaux d’information et d’éducation populaire, exercices physiques destinées à renforcer l’immunité contre le virus, cuisines publiques. Les carences de l’État pour garantir l’égalité et la sécurité de ses citoyens sont aussi mises au jour par les associations LGBTQ, lesquelles défendent leurs droits face à la passivité, et parfois la complaisance, de l’exécutif dans ce domaine. Les mouvements agraires, dont les narratifs pénètrent encore peu les collectifs paysans au niveau régional, sont contraints à de nombreux compromis avec les acteurs de l’agro-industrie, particulièrement les promoteurs de l’huile de palme, et de nombreux collectifs ont souffert de violentes répressions, souvent avec des complicités au sein de l’Etat.
Outre ces acteurs en situation d’isolement et d’invisibilité dans l’espace public, plusieurs mouvements de masse manifestent une effervescence des mobilisations. Dix jours seulement après les élections présidentielles du 17 avril 2019, la « marche des femmes » à Jakarta a reçu le renfort d’organisations pour les droits humains, les peuples indigènes, les droits des handicapés et de groupes informels d’étudiants. Peu après, des manifestations records ont mobilisé les segments jeunes et urbains face aux réformes visant à affaiblir la Commis¬sion de l’éradication de la corruption (KPK) et contre un projet de révision du Code pénal menaçant les droits civiques. Galvanisé par l’activisme de la « génération K-Pop » — s’appuyant sur des références aux jeux en ligne et autres images dérivées de la culture numérique — ce mouvement articule mobilisations dans la rue et sur Internet. Pour Yatun Sastramidjaja, ce mouvement est l’expression d’un nouveau type de résistance juvénile, celle-là même qui, il y a dix ans à peine, avait conditionné l’accès au pouvoir du candidat Jokowi, promoteur d’une « réforme totale » prétendument en faveur des droits civiques et sociaux.
Journée international de la femme, sur l’avenue MH. Thamrin, Jakarta, 8 mars 2020 (crédits : @Gloria Truly Estrelita)
La dynamique marquante de ce mouvement fut également la mise en place d’une alliance entre les organes de représentation formels des étudiants, des ONG de protection des droits humains et des collectifs militants de défense de la Papouasie indonésienne. Cette alliance fut renouvelée début 2020 sous la férule des syndicats professionnels, pour s’opposer au projet de loi Omnibus sur la création d’emplois, qui entame les droits des travailleurs et la sécurité de l’emploi. Par ailleurs, depuis plusieurs mois, des rumeurs véhiculant que Jokowi vise à modifier la loi afin de briguer un troisième mandat (au lieu des deux autorisés jusqu’à présent), suscitent de grandes manifestations. Portées par les organisations étudiantes, elles rassemblent non seulement les tenants de l’opposition mais également des partisans du camp gouvernemental qui avaient placé en lui des espoirs de renouveau démocratique. Ces manifestations sont l’occasion de revendications supplémentaires, comme par exemple l’exigence du blocage des prix des produits de consommation courante.
Enfin, une dernière catégorie de mouvements concerne des mobilisations moins conjoncturelles et qui subissent une criminalisation très prononcée de la part du gouvernement. Ainsi des groupes anarchistes, dont la nature des revendications reste incomprise par les autorités et qui sont disqualifiés sur la base d’une association présumée au communisme. Le spectre de celui-ci reste vivace et est largement alimenté par les anciens officiers de l’armée reconvertis comme acteurs politiques et dans les affaires. Malgré l’éradication du communisme dès 1965-1966, la mémoire des exactions subies continue d’être préservée et transmise grâce à quelques ressortissants installés à l’étranger et à la mise à profit de réseaux internationaux.
“Parcourir l’histoire des prisonniers politiques de 65 : qui sont-ils”, série mensuelle de webinaires sur l’histoire de 1965 (crédits : @Sirin Farid Stevy),
Inventer des voies de sortie des cadrages nationaux
Avec l’accroissement de l’usage des médias numériques et une nouvelle culture de mobilisation renforcée par les alliances transnationales, les mouvements sociaux indonésiens sont de plus en plus convergents entre eux. Ils font toutefois l’objet d’un contrôle très fort, aussi bien sur le terrain avec la surveillance par un fort contingent de l’organe de renseignement (BIN) que sur la Toile, face aux patrouilles de cyber surveillance déployées par la police et aux milices digitales privées sous-traitantes de l’État (les buzzers). Cette répression favorise la dimension souterraine des mouvements, tant pour leur organisation interne que pour la constitution de réseaux d’alliance. En outre, l’existence de figures médiatrices au sein des groupes mobilisés rend peu visibles les conditions de négociation des coalitions tout autant que le délitement des alliances. Plus spécifiquement dans le cas des syndicats professionnels, les forces dirigeantes sont incarnées par des figures plus que par des collectifs et cette personnalisation favorise l’informalité des arrangements interpersonnels pour les accords ou conflits avec les instances dirigeantes de l’État. Cette dimension informelle nuit à la confiance accordée aux organisations politiques.
La vitalité des mouvements sociaux est toutefois manifeste dans les actions menées ainsi que dans leur inventivité. La dimension artistique, volontiers parodique et sarcastique, très prégnante tant dans les modes d’action que dans les contenus diffusés à travers des clips, des “mêmes”, et des slogans signale à cet égard la capacité de ces mouvements à produire différents types de sens communs. Cette imagerie protestataire inédite exprime une agilité dans la manipulation d’héritages militants et montre une compréhension fine des dynamiques sociopolitiques les plus actuelles.
Manifestation contre la réforme visant la commission d’éradication de la corruption (KPK). La pancarte indique : “Mon cœur brisé ça suffit, ne brisez pas la KPK!” (Crédit : @Antara/Andreas Fitri Atmoko)
Se projetant au-delà des luttes multi-sectorielles, les mouvements actuels initient donc de nouvelles convergences entre des causes qualifiées par leurs partisans d’« intercommunautaires », « intersectionnelles » ou « intersectorielles ». Cette nouvelle génération relie les questions de genre, de classe, de race, mais aussi d’écologie et de justice sociale, s’inscrivant dans une dynamique déployée à l’échelle plus globale.
Remerciements
Gabriel FACAL (Centre Asie du Sud-Est, CASE ; Observatoire des alternatives politiques en Asie du Sud-Est, ALTERSEA) –
L’auteur remercie Sarah Andrieu et Gloria Truly Estrelita (Centre Asie du Sud-Est) d’avoir mis à disposition le matériau d’une présentation à trois voix intitulée “Digital-Connected Social movements in Indonesia : Systemic Changes for Systemic Challenges”, discours de fermeture de l’école d’été du LP3ES-Diponegoro University, “Social Media Activism, Digital Resilience and Resistance to Democratic Regression”, 4 septembre 2021 (en ligne).
A propos de l'auteur
Anthropologue, Gabriel FACAL travaille depuis une quinzaine d’années sur l’Indonésie. Sa thèse (2012) portait sur les initiations martiales à l’ouest de Java. Il s’est ensuite intéressé à des groupes militants religieux et plus récemment aux mouvements sociaux. Il a cofondé en 2020 l’Observatoire des alternatives politiques en Asie du Sud-Est (ALTERSEA), hébergé par le Centre Asie du Sud-Est (CASE).
Références bibliographiques
- Facal, Gabriel, « Grandeur, décadence et legs d’une « femme forte ». Au cœur d’une oligarchie familiale en Indonésie », Terrain [Portrait], 2021a, https://journals.openedition.org/terrain/20941.
- Facal, Gabriel, « Initiatives morales et déviations pratiques en Indonésie » - Un médiateur politique entre intermédiation et accumulation », Journal des anthropologues, vol. 166-167, 2021b, pp. 65-85. https://journals.openedition.org/jda/11129.
- Curato Nicole et Fossati, Diego, “Authoritarian Innovations: Crafting support for a less democratic Southeast Asia”, Democratization, 27(6), 2020, pp. 1006-1020.
- Lim, Merlyna, “Many Clicks But Little Sticks: Social Media Activism in Indonesia.” Journal of Contemporary Asia 43(4), 2013, pp. 637–657, http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/00472336.2013.769386.
- Power, Tom et Warburton, Eve (dir.), Democracy in Indonesia : From Stagnation to Regression ?, Singapour, ISEAS-Yusof Ishak Institute, 2020.
- Sastramidjaja, Yatun, « Indonésie : évolution rhizomique d’une nouvelle résistance juvénile », Alternatives Sud 28 (4), 2020, pp. 49-62.
*Les droits des 3 premières images ont été abandonnés à l’auteur de cet article. Le lien source et le crédit de la dernière photo ont été ajouté.*