✍️ Katia BUFFETRILLE et Nicolas TOURNADRE
Aire linguistique tibétaine © Asiathèque
Les premiers textes tibétains datent de l'Empire (VIIe-IXe s.) et les Tibétains, depuis qu'ils ont noté leur langue à l'aide d'un alphabet original, inspiré par les écritures indiennes, sont restés fidèles à cette écriture. La langue tibétaine, quant à elle, fait partie de la branche tibéto-birmane de la macrofamille sino-tibétaine, mais elle est très éloignée de la langue chinoise par sa grammaire, son vocabulaire et son écriture. L'écart entre chinois et tibétain est aussi grand que la distance séparant le français du persan ou du hindi, trois langues appartenant pourtant à la même macrofamille, celle de l'indo-européen. Depuis plus d'un millénaire la langue écrite tibétaine a été l'outil de transmission du savoir et à ce titre a souvent été qualifiée de latin de la Haute Asie.
Alphabet tibétain © Asiathèque
Cette transmission s'est largement effectuée dans les monastères de toutes les régions tibétophones qui s'étendent sur un immense territoire, équivalent à environ un quart de la Chine contemporaine, et débordent même sur le flanc sud de l’Himalaya. Les monastères, tels que Drépung au Tibet central, Labrang en Amdo ou Dzogchen dans le Kham, fonctionnaient en quelque sorte comme des universités dans lesquelles, outre la lecture, l’écriture et les pratiques religieuses, on apprenait d'autres matières (grammaire, logique, médecine, astrologie, poésie, etc.).
Bibliothèque du monastère de Pelkor Chödé, Gyantsé (Tibet central), 1989. ©Katia Buffetrille
Au début du XXe siècle, alors que l’ensemble du territoire qui dépendait du gouvernement des dalaï-lamas (Tibet central et occidental) était un État indépendant, les premières écoles « modernes » furent établies. L’idée qu’avant l'annexion chinoise de 1950, l’éducation au Tibet était uniquement religieuse est contredite par des recherches récentes qui montrent qu’il existait un réseau d’écoles privées, non seulement à Lhasa mais sur l’ensemble du pays. À cela, il faut ajouter l’éducation donnée à domicile dans les familles aisées ou d’aristocrates et qui profitait souvent aux enfants des serviteurs ainsi que l’éducation au sein des monastères. La tentative du XIIIe Dalaï-lama (1875-1933) d’établir des écoles « anglaises » fut, cependant, de courte durée du fait de l’opposition du corps monastique. Beaucoup de familles d’aristocrates envoyèrent alors leurs enfants dans des écoles anglaises dirigées par des missionnaires dans le nord-est de l’Inde, à Kalimpong et Darjeeling.
Quant aux régions orientales du Tibet (Kham et Amdo) qui connaissaient des organisations politiques diverses, dès la fin des Qing (1912) et sous la République de Chine (1912-1949), elles connurent des écoles « modernes » offrant un cursus en chinois dans le but d’inculquer un sentiment de « nationalisme officiel » parmi les « minorités ».
École tibétaine de Kanzé (Kham), 1985©Katia Buffetrille
Dès l’annexion du Tibet par la République populaire de Chine, les changements furent nombreux. La politique ethnique et éducative appliquée par la Chine communiste fut largement calquée sur le modèle soviétique. La Chine reconnut officiellement dans sa Constitution l'existence, outre la majorité han, de 55 « ethnies minoritaires », dont peu sont connues au niveau international. Parmi ces ethnies, seules quatre d’entre elles ont vu leur écriture inscrite sur les billets de banque chinois : les Mongols, les Tibétains, les Ouighours et les Zhuang.
La politique ethnique et éducative a toujours privilégié la langue chinoise, cela depuis la fondation de la République Populaire de Chine (1949), mais la place accordée aux « langues minoritaires » a varié. Dans les années cinquante, au Tibet central, de nombreuses écoles furent fondées, aussi bien dans les villes que dans les régions rurales. À Lhasa, la première école d’État a été établie en 1952. L’enseignement était en tibétain, mais le contenu accordait une place importante à la propagande communiste chinoise. D'autre part, Il existait en parallèle des écoles offrant des cursus en chinois. Dans les régions orientales, de petites écoles furent fondées dans diverses localités et, entre 1956 et 1958, des écoles primaires bilingues furent établies.
Par ailleurs, dès le début des années soixante, de nombreux enfants tibétains furent envoyés dans des internats situés dans les provinces chinoises, contraints pendant tout leur cursus de rester loin de leur terre natale. Cette politique s'est poursuivie jusqu'à présent et s’est généralisée récemment à des zones tibétaines encore épargnées.
Au début de la Révolution culturelle en 1966, les écoles furent fermées et réouvertes seulement après 1970, mais en abandonnant l’enseignement en tibétain.
Avec la mort de Mao (1976) et l’accession au pouvoir de Deng Xiaoping, des programmes éducatifs spécifiques pour les « minorités » furent développés sur l’ensemble du plateau tibétain. L’Université du Tibet fut ouverte en 1984 à Lhasa. En 1985, toutes les écoles primaires de Lhasa enseignaient en tibétain et en 1986 fut promulguée la loi rendant obligatoire et gratuite six ans d’éducation primaire et trois en secondaire. Pourtant, en dépit de cette loi et de l'augmentation des écoles, le nombre d'illettrés parmi les Tibétains est resté important puisqu’en 2004, 41% des Tibétains adultes urbains étaient encore illettrés.
Pierre gravée avec Om mani padme hum, le mantra à Avalokiteshvara, bodhisattva protecteur du Tibet, 2003 ©Katia Buffetrille
Sous l'impulsion du Xe Panchen-lama (1938-1989) et de l'historien Dungkar Lobsang Thrinle (1927-1997) notamment, des écoles expérimentales et des programmes entièrement en tibétain furent élaborés dans toutes les matières — y compris les mathématiques et la physique-chimie —couvrant l'ensemble du cursus jusqu’aux premiers niveaux universitaires. Les élèves et les étudiants tibétains obtinrent de bien meilleurs résultats aux examens scolaires dans leur langue maternelle et même en chinois !
Toutefois, les manifestations qui éclatèrent régulièrement à Lhasa à la fin des années 1980 firent ressurgir l’idée selon laquelle une éducation en tibétain n’était pas « patriotique ». Puis, les manifestations du printemps 2008 embrasèrent l’ensemble du plateau tibétain. Une série de campagnes fut alors menée contre la langue tibétaine, réduisant son enseignement, tout d’abord de manière drastique dans la Région Autonome du Tibet puis, assez rapidement dans les régions tibétophones de l’est et du nord-est incluses dans d’autres provinces chinoises.
Avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir (2012), la situation n’a fait qu’empirer. De nombreuses manifestations pacifiques ont alors eu lieu pour demander la préservation de la langue dans les écoles et certains des 160 Tibétains qui se sont auto-immolés entre 2009 et 2022 l’ont même inscrit dans leur « testament ».
A partir de 2016, de nombreux Tibétains défendant pacifiquement le droit à l'enseignement de leur langue ont été incarcérés, comme Tashi Wangchuk. Arrêté en 2016, il fut condamné en 2018 à 5 ans de prisons au motif officiel d’« incitation au séparatisme ». Libéré en 2021, il est toujours surveillé par les autorités pour qui toute contestation de la politique éducative est subversive.
La nouvelle politique imposée par Xi Jinping s'incarne aujourd'hui dans le « grand renouveau de la nation chinoise », son grand projet national. Il ne laisse plus aucune place aux 55 « nationalités » qui doivent désormais se fondre dans la grande nation chinoise, c’est-à-dire dans la nationalité han. Cette nouvelle politique ne tolère plus l'expression des langues « minoritaires ». Les écoles tibétaines comme celles des autres ethnies ferment les unes après les autres et les initiatives privées d’enseignement du tibétain le soir ou dans les monastères pendant les vacances sont dorénavant interdites. Les collèges et lycées doivent enseigner uniquement en chinois, et cela concerne aussi la plupart des écoles primaires et même les jardins d’enfants dans les zones rurales. Les parents sont dorénavant obligés d’apprendre eux-mêmes le mandarin pour l’enseigner à leurs enfants (des séances de formation en ce sens ont eu lieu dans la Région Autonome du Tibet et au Qinghai). Les textes sacrés doivent être traduits en chinois (des prisonniers tibétains seraient contraints de s’y atteler), et les moines doivent prier et étudier dans cette langue. L’utilisation du tibétain est également de plus en plus restreinte sur les plateformes en ligne.
Pendant des décennies, le Parti Communiste chinois avait laissé planer un doute sur son attitude vis-à-vis des « minorités ethniques ». A présent on assiste véritablement en Chine à une politique ethnocidaire qui vise toutes les cultures et langues autres que la chinoise. S'il est incontestable qu'une telle politique a déjà engendré des effets très négatifs sur la diversité culturelle de la Chine, on peut néanmoins penser qu'elle n'aura pas les résultats escomptés, à savoir la disparition des identités liées à ces diverses cultures. C'est en tout cas vraisemblable pour les cultures et les langues ayant acquis une notoriété internationale, notamment celles des Tibétains, des Ouïghours, des Mongols, ou encore des Coréens. Concernant la culture et la langue tibétaines, il est probable qu'elles bénéficieront d'une résilience liée à leur histoire millénaire ainsi qu'au bouddhisme tibétain, sans oublier une diaspora active et déterminée (environ 120 000 personnes dont 10 000 en France) où elles continueront à se développer dans l'attente de l'abandon de la politique actuelle.
*Nous adressons tous nos remerciements à Françoise Robin pour sa relecture attentive de cet article.
A propos des auteurs :
Katia BUFFETRILLE est ethnologue et tibétologue. Spécialiste des rituels « populaires » et, entre autres, des pèlerinages autour des montagnes sacrées et des changements qu’ils connaissent au sein de la RPC. Ses intérêts portent aussi sur les phénomènes bouddhiques actuels (immolations, végétarisme) et les relations sino-tibétaines. Elle s’est rendue au Tibet tous les ans pour 3 mois de 1985 à 2019 et a publié de nombreux articles et livres dont L’âge d’or du Tibet : XVIIe et XVIIIe siècles. Belles Lettres, 2019.
Nicolas TOURNADRE est linguiste, membre de l'Institut universitaire de France et professeur émérite à Aix-Marseille. Il effectue depuis une trentaine d'année des recherches linguistiques sur le terrain au Tibet (en Chine) mais aussi dans l'Himalaya et le Karakoram en Inde, au Népal, au Bhoutan et au Pakistan. Il est l'auteur de nombreux articles et plusieurs livres consacrés aux langues tibétiques et au tibétain classique.
Bibliographie :
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- Buffetrille, K. et F. Robin. 2012. Proceedings of « Tibet is Burning. Self-Immolations : Ritual or Political Protest? » Held in Collège de France on May 14th and 15th. Revues d’Etudes Tibétaines en ligne
- Buffetrille, K. 2016. « Corps sacrifiés, corps sanctifiés. Immolations, funérailles et martyre au Tibet », in A. Caiozzo (ed.) Mythes, rites et émotions : les funérailles le long de la Route de la soie. Actes du colloque Mythes, rites et émotions : les funérailles le long de la Route de la soie, Université Paris 7 Denis Diderot, 8 et 9 mars 2013. (Paris, Honoré Champion), pp. 343-360.
- Kolas A., & M. P. Thowsen. 2005. On the Margins of Tibet: Cultural Survival on the Sino-Tibetan Frontier. Seattle and London: University of Washington Press.
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- Tournadre N. 2002. « Le bilinguisme tibétain-chinois : situation et enjeux », Perspective chinoises n°74
- Tournadre N. 2014. The Tibetic languages and their classification, Trans-Himalayan Linguistics, De Gruyter, 2013)
- Tournadre N. 2010. The Classical Tibetan cases and their transcategoriality. From sacred grammar to modern linguistics.
- Tournadre & Dorje. 2009 (3ème ed.). Manuel de tibétain standard. Asiathèque.
- Travers, A. 2016. “Between Private and Public Initiatives? Private Schools in pre-1951 Tibet”, Himalaya 35(2): 118-135.
- Ugyan Choedup. 2017. “Historical Trajectory of Tibetan Identity: Some Preliminary Notes on the Role of Exile Educational Institutions”. The Tibet Journal, Vol. 42, No. 2, Special Issue: Third Symposium in Memory of Prof. Dawa Norbu (Autumn/Winter 2017), pp. 93-110.