Le juge japonais, le droit et la politique
C’est en 1978 que juges japonais et juges français furent appelés à se prononcer sur des questions proches, relatives aux droits des personnes étrangères.
Ronald McLean était un citoyen américain qui enseignait l’anglais au Japon. Afin d’y rester, il fit une demande de prolongation de son titre de séjour peu avant son expiration. Cette demande fut refusée par le Bureau de l’immigration, qui invoqua le fait que M. McLean avait depuis son entrée sur le territoire changé d’employeur sans en avertir les services de l’immigration. Afin de contester ce refus de renouvellement, Ronald McLean intenta une action, fondée sur l’article 22 de la Constitution qui prévoit le droit de fixer sa résidence et d’en changer. Selon lui, cette disposition lui donnait le droit de rester au Japon et d’y fixer sa résidence si bon lui semblait. La Cour suprême rejeta son argument le 4 octobre 1978. Elle précisa que les droits fondamentaux des personnes étrangères n’étaient protégés que dans la limite de leur statut, et qu’aucun texte ne leur garantissait le droit de rester au Japon. En d’autres termes, la décision d’accepter ou de ne pas accepter des étrangers sur le sol japonais relevait de la seule décision du pouvoir exécutif.
Par une décision rendue la même année, les juges français semblaient se prononcer en sens inverse.
Le décret du 29 avril 1976 est à l’origine du « regroupement familial », c’est-à-dire de la possibilité pour les travailleurs étrangers séjournant en France de faire bénéficier d’un titre de séjour, sous certaines conditions, les membres de leur famille afin qu’ils demeurent sur le territoire français. Craignant que cette mesure conduise à une augmentation du taux de chômage, le gouvernement de Raymond Barre décida, par un décret du 10 novembre 1977, de suspendre pour trois années le regroupement familial. Le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI) ainsi que deux syndicats saisirent alors le juge administratif afin de contester ce décret du 10 novembre. Le Conseil d’État se prononça le 8 décembre 1978, soit environ deux mois après l’arrêt McLean, et donna raison au GISTI en annulant le décret de 1977. Dans sa décision, il précisait que les personnes étrangères jouissaient, comme les nationaux, du droit de mener une vie familiale normale, lequel comportait notamment la faculté de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs.
La Cour suprême du Japon, à Tôkyô (Chiyoda-ku) @ Wikimedia Creative Commons
Juge actif, juge passif
Que penser de ces deux décisions ? Le premier réflexe de l’observateur extérieur consisterait probablement à laisser parler son sens de la Justice, pour affirmer que le juge japonais n’a pas protégé les libertés des étrangers, contrairement au juge français.
Une telle interprétation ne serait pas inédite, car c’est précisément en ce sens que se prononcent de nombreux auteurs dans une littérature anglo-saxonne foisonnante. Pour ces auteurs, l’attitude du juge japonais serait marquée par la volonté de ne jamais contrarier le pouvoir politique, et de décider toujours dans un sens susceptible d’emporter un plein consensus au sein des institutions. Ce faisant, il ne censurerait que très rarement les décisions du pouvoir politique, ni ne protégerait les libertés fondamentales de peur d’entraver l’action des gouvernants. C’est la raison pour laquelle ces mêmes auteurs n’hésitent pas à qualifier le juge japonais de « passif », « conservateur », « docile », souffrant d’une cruelle comparaison avec la Cour constitutionnelle de Corée qualifiée quant à elle d’institution judiciaire « la plus active de la région ».
Cette critique de la passivité du juge japonais doit être questionnée. En effet, la Constitution de 1946 qui remplace la Constitution de Meiji du 11 février 1889 entendait rompre avec la toute-puissante figure impériale qui trônait au faîte de la séparation des pouvoirs. Elle confiait de très larges pouvoirs au juge, afin qu’il puisse le cas échéant s’opposer au pouvoir politique, accusé d’avoir entraîné le Pacifique dans la guerre. De fait, prétendre que le juge japonais est passif revient à affirmer que la Cour suprême du Japon ne se conformerait pas au rôle que lui a confié la Constitution de 1946.
Marcello Bacciarelli - Allégorie de la Justice (Themis) @ Wikimedia Creative Commons
Bon juge, mauvais juge
À bien y réfléchir, qualifier un juge de « passif » comporte à l’évidence une part de subjectivité. En effet, l’acte de juger ne se résume pas à un simple choix par lequel le juge se déciderait à protéger ou à ne pas protéger un droit supplémentaire. Juger a bien plus à voir avec un arbitrage, qui consiste à choisir un intérêt plutôt qu’un autre.
Ainsi, il est possible de voir dans la décision McLean la volonté de ne pas protéger les droits fondamentaux des personnes étrangères. Néanmoins, il est également possible d’y voir la volonté de protéger l’autonomie du pouvoir politique, nécessaire à la bonne marche de l’État. De même, dans la décision GISTI du Conseil d’État, le juge français a choisi le protéger les droits des personnes étrangères, mais l’a fait au prix d’une réduction de l’autonomie du pouvoir politique. En d’autres termes, en la matière, le juge ne saurait être qualifié de passif ou d’actif, puisque la décision de justice relève d’un choix : un intérêt est passivement protégé parce qu’un autre intérêt s’en trouve activement renforcé.
Qualifier le juge japonais de « passif » ne constitue donc pas une grille de compréhension opératoire. Plus encore, si l’on voit de la passivité dans la décision du juge japonais, c’est en réalité car on la pense injuste, mauvaise. Une telle qualification constitue donc une appréciation politique de sa décision, et non une évaluation objective de son action. Or, toute appréciation politique pose la question de la subjectivité de son auteur. En pensant sa décision mauvaise, on part du principe que certains intérêts sont plus dignes de protection que d’autres. C’est, d’une certaine manière, refuser d’accepter que le juge japonais puisse défendre un système de valeurs différent.
N’existerait-il pas une autre manière de lire ces décisions de justice ?
Minobe Tatsukichi (1873-1948) @ Wikimedia Creative Commons
Droit et politique
La clé de compréhension de l’attitude du juge japonais se cache probablement dans l’histoire des institutions.
A la fin de la guerre, les juristes japonais formés à la compréhension de la Constitution de Meiji n’ont eu que très peu de temps pour comprendre la nouvelle Constitution largement issue de la doctrine juridique anglo-saxonne. Ce faisant, les plus influents d’entre eux comme Minobe Tatsukichi (1873-1948) ont en réalité analysé la nouvelle Constitution à l’aune des anciens textes et concepts. Ainsi, ces penseurs ont affirmé que la Constitution de 1946 avait en réalité transféré le pouvoir suprême de gouvernement de l’empereur aux citoyens, lesquels occupent la place la plus éminente dans la nouvelle Constitution. Aujourd’hui encore, les juristes japonais défendent l’idée que le principe de souveraineté démocratique constitue la colonne vertébrale des institutions.
À bien des égards, le juge japonais se conçoit comme le garant de cette souveraineté démocratique, bien plus que comme le catalyseur des évolutions sociétales. La vraie légitimité est démocratique et appartient au peuple, et non au juge dont la légitimité est basée sur la technicité de son savoir. Ce faisant, il est rare qu’il s’autorise à se prononcer sur des questions de société qui lui semblent relever du choix souverain des citoyens, telle que la place des étrangers au sein de la société.
Ainsi pourrait-on comprendre deux décisions récentes de la Cour suprême.
Le 23 juin 2021, la Cour suprême a refusé de prononcer l’inconstitutionnalité du système de nom unique, obligeant l’un des époux (généralement l’épouse) à adopter le patronyme du conjoint. Justifiant sa position, elle a précisé qu’il n’existait pas à l’heure actuelle de « consensus » au sein de la société sur cette question, et que le choix de modifier cette règle revenait en dernière instance au peuple, et non au juge.
En revanche, dans une décision du 25 mai 2022, la Cour suprême a prononcé l’inconstitutionnalité d’un acte empêchant les Japonais résidant à l’étranger de voter au contrôle populaire des magistrats, procédure permettant aux citoyens de s’opposer à la nomination d’un juge à la Cour suprême. Cette censure est justifiée par l’importance du droit de vote, fondement de la souveraineté démocratique.
S’intéresser au droit et aux institutions se révèle porteur d’enseignements. On ne peut donc que déplorer que le droit japonais ne fasse aujourd’hui l’objet que de peu d’études, et qu’on en soit resté à cette sentence de Yoshiyuki Noda qui affirmait que les Japonais « n’aiment pas le droit ». Comme il serait nécessaire, afin de tordre le coup à ce lieu commun, que les chercheurs français « aiment » un peu plus le droit (japonais)…
Bibliographie
- BERIDOT Nathan, « Le contrôle de constitutionnalité des lois par la Cour suprême japonaise », Revue internationale de droit comparé, n°4, 2020, pp. 975-998
- HALEY John O., Authority Without Power: Law and the Japanese Paradox, Oxford University Press, 1994
- MATSUI Shigenori, « Why is the Japanese Supreme Court so Conservative? », Washington University Law Review, Vol. 88, n°6, pp. 1375-1423, 2011
- ODA Hiroshi, Japanese Law, 3ème éd., Oxford, 2011.
- RAMSEYER J. Mark, Eric B. RASMUSEN, « Why Are Japanese Judges so Conservative in Politically Charged Cases? », The American Political Science Review, Vol. 95, n°2, p. 331-344
- YAMAMOTO Hajime, « Les garanties constitutionnelles de l’autorité judiciaire et ses problèmes au Japon », Revue de droit public, 2007, p. 175
A propos de l’auteur
Nathan BÉRIDOT a soutenu en 2020 une thèse à l’INALCO portant sur l’exercice du pouvoir judiciaire par la Cour suprême du Japon, et une thèse en droit privé à Paris I Panthéon-Sorbonne en 2022. Il est chercheur à l’IFRAE (Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est), à l’IRJS (Institut de recherche juridique de la Sorbonne), et membre du groupe de recherche Populations japonaises (CRCAO-IFRAE). Il est chargé d’enseignements à l’INALCO ainsi qu’à Paris I Panthéon-Sorbonne.