Les cuisines du Japon : entre diversités sociales et culturelles

✍️ Alexis MARKOVITCH


Les cuisines du Japon : entre diversités sociales et culturelles

Souvent réduite à l’image simpliste d’une cuisine centrée autour du riz blanc et sublimant le poisson cru, «la cuisine japonaise» se caractérise en réalité par son extraordinaire diversité. Avec une histoire longue de plusieurs millénaires durant laquelle les populations de l’archipel échangèrent entre elles mais aussi avec l’extérieur, de nombreuses techniques culinaires et formes de pratiques alimentaires furent élaborées et codifiées différemment selon les strates sociales. Tantôt empruntes d’appropriations de modèles continentaux ou étrangers, tantôt se voulant spécifiques au territoire nippon, les cuisines des Japonais s’inscrivent dans une société aux structures sociales mouvantes, aux dynamiques géographiques et culturelles fortes, et dans un ensemble de conceptions savantes, morales et religieuses. Entre transmissions de gestes techniques, passations et adaptations de recettes de cuisine, appropriations et développement de technologies et d’outils culinaires, « la cuisine japonaise » se définit avant tout par une construction historique de goûts et de pratiques reflétant des modes de vie variés aussi bien d’un point de vue social que culturel.

De la « haute » à la « basse » cuisine : une répartition sociale des pratiques alimentaires

Manger, tout comme cuisiner, n’est pas qu’une nécessité physiologique, c’est également un acte construit socialement. Les différentes classes sociales s’approprient ainsi des codes, des types d’aliments, des recettes de cuisine ou même des vaisselles qui reflètent des modes de vie variés.

Au Japon, la « haute cuisine » se construit sur la base de deux modèles culinaires : les cuisines honzen et kaiseki. La cuisine honzen 本膳 (« service principal ») est élaborée au cours de l’époque de Muromachi (1336-1573) dans le milieu des classes guerrières, alors aux rênes du pouvoir politique. Caractérisée par un service abondant de saké avant et pendant le repas, elle consiste en un service de trois à sept plateaux selon les circonstances qui contiennent chacun entre un et cinq mets. Suivant des codes bien établis, elle fut simplifiée à plusieurs reprises au cours de l’époque d’Edo (1603-1868) et de l’ère Meiji (1868-1912). De nos jours, on continue de la servir à de rares occasions comme lors des mariages. La cuisine kaiseki naît quant à elle vers la fin du XVIe siècle. Élaborée par les maîtres de thé, son objectif premier était de proposer un repas léger afin de préparer au mieux les convives à déguster le thé. Rapidement divisée en deux branches au cours du XVIIe siècle, l’une proposant de grands festins (kaiseki ryōri 会席料理) et l’autre des repas plus sobres (kaiseki ryōri 懐石料理), la cuisine kaiseki reste encore de nos jours l’un des éléments les plus représentatifs de la cuisine japonaise aujourd’hui.

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schema explicatif

(image 1) Schéma explicatif des différentes variantes des cuisines honzen et kaiseki dans un livre de cuisine de 1898. / Drawing explaining the differences between honzen and kaiseki cuisines in a cookbook written in 1898. Source : Bibliothèque Nationale de la Diète (NDL) japonaise.


La « basse cuisine », c’est-à-dire la cuisine qui concerne la grande majorité de la population, a tendance à être moins théorisée, mais n’est pas pour autant dépourvue de codes et de systèmes la caractérisant. Les modes d’alimentation populaires ont été souvent distingués entre milieu urbains et ruraux. Si les cuisines des campagnes sont souvent décrites comme fortes en goût, peu raffinées et relativement simples dans les textes, on sait également que des cultures culinaires aux identités fortes s’y sont développées et ont même parfois pénétré celles des villes. En milieu urbain, c’est la cuisine de rue qui a longtemps dominé les pratiques alimentaires, notamment à partir du XVIIe siècle. Manger rapidement en dehors du foyer familial faisait partie, et continue de faire partie, des pratiques alimentaires répandues au Japon.

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schema explicatif des variantes

(image 2) Scène de préparation d'une bouillie de riz à la patate douce en zone rurale dans un livre de cuisine de 1888. Source : Bibliothèque Nationale de la Diète (NDL) japonaise.

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Estampe de Utagawa

(image 3) Estampe de Utagawa Hiroshige (1797-1858) représentant une rue commerçante d'Edo avec toutes sortes de mets à consommer. Source : archives du musée préfectoral d'histoire de Kanagawa

En parlant de foyer, il faut attendre le début du XXe siècle pour voir naître l’idée même de «cuisine familiale» (katei ryōri 家庭料理) sur l’archipel. Cette dernière fut construite à partir d’une étrange hybridation entre la «haute cuisine», les cuisines populaires et l’importation des modes de vie occidentaux où le repas joue un rôle central dans l’idée de cohésion familiale . Construite autour d’un bol de riz, d’un potage, de quelques légumes saumurés, d’un plat principal (protéiné) et de deux plats d’accompagnement (végétaux), elle est encore de nos jours le symbole d’une alimentation « bourgeoise » impliquant un ensemble de représentations sociales.

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un diner à Tokyo

(image 4) "Un dîner à Tokyo" représentant l’idéal familial « bourgeois » en 1911. Source: Bibliothèque Nationale de la Diète (NDL) japonaise.

Bien que la structure sociale tende à délimiter différents modes d’alimentation, il est intéressant de remarquer que certains mets voyagent d’une classe à l’autre selon les époques, ou sont communs à plusieurs milieux sociaux au même moment. Le sushi en est un bon exemple : d’abord vendu comme produit de street food au XVIIe siècle, il est aujourd’hui l’un des produits phares des restaurants les plus luxueux, mais également dans les plus communs des supermarchés.

Une diversité culturelle de l’alimentation japonaise : religion, spécialités régionales et cuisines étrangères

Outre l’aspect social, la pluralité culturelle, qu’elle soit d’ordre religieux, régional ou issue de l’appropriation de savoir-faire étrangers, renforce d’autant plus la diversification des pratiques alimentaires et culinaires.

Si l’aspect religieux dans la cuisine ne se fait ressentir de nos jours que dans les temples bouddhiques, son influence sur le développement des modes d’alimentation au cours de l’histoire du Japon fut importante. Dans le bouddhisme, faire acte de malveillance envers un autre être vivant, être humain ou animal, relève de l’ordre du péché. Tuer un animal pour consommer sa chair est donc purement interdit. Ces principes ont été à la base du développement de divers régimes alimentaires depuis l’époque de Nara (710-794) et notamment d’un mode « végétarien » toujours appliqué de nos jours dans certains espaces religieux. Ce bannissement de la chair animale des régimes alimentaires fut à l’origine d’une vision morale de l’alimentation qui était cependant loin d’être respectée, même par les grands seigneurs dont la piété se voulait irréprochable. Si manger de la viande fut progressivement admis dans la société japonaise du XIXe siècle suite à l’arrivée du modèle occidental, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir une réelle différence dans les modes de consommation à l’échelle nationale.

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photo d'un repas contemporain

(image 5) Photographie d'un repas contemporain de cuisine bouddhique (shōjin ryōri 精進料理) sans trace d'aliments d'origine animale. © Licence Creative Commons

Un autre élément à la source de la diversité culinaire au Japon : la géographie. L’année dernière, le Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche relevait près de 500 spécialités locales au sein-même de l’archipel, qu’il s’agisse de cuisines régionales (kyōdo ryōri 郷土料理) ou de produits de pays (meibutsu 名物). Ces spécialités locales se sont notamment développées au cours de l’époque d’Edo (1603-1868) lorsque la pratique du voyage touristique devint plus accessible. Voyager pour goûter à une de ces spécialités était même devenu un but en soi, ce qui créa une forte activité marchande et commerciale autour de ces produits. Qu’il s’agisse d’un riz reconnu pour sa qualité, d’une sauce de soja, d’une pâte de miso, d’un sushi, d’un plat à base de tofu, de gâteaux de riz (mochi), de confiserie et de pâtisseries, de légumes saumurés, de fruits, de saké ou de thé, chaque région, voire même chaque ville, est en mesure de proposer un produit qui lui est spécifique.

Enfin, que serait le Japon sans ses rāmen1 (nouilles de blé et garniture servies dans une soupe) , ses gyōza2 (raviolis grillés) , ses tenpura3 (fritures légères de légumes et de produits de la mer) , son karē raisu4 (riz au curry) ou encore son tonkatsu5 (porc pané) ? Tous ces plats actuellement des plus populaires sur l’archipel n’auraient jamais existé sans les relations que les Japonais ont entretenu avec l’étranger.

La Chine joua la première un rôle central dans le développement de la cuisine au Japon, que ce soit avec l’importation des pâtes au cours de l’époque de Nara (710-794), de la cuisine à l’huile, de l’utilisation des épices, ou encore plus récemment dans la consommation de viande de porc. Au cours du XVIIIe siècle, les résidents chinois dans les villes portuaires comme Nagasaki sont à l’origine de l’ouverture des premiers restaurants de cuisine continentale. On les distingue alors entre ceux qui servent de la « cuisine autour du thé » (fucha ryōri 普茶料理) où les plats de végétaux sont centraux et la « cuisine sur table à quatre pieds » (shippoku ryōri 卓袱料理) caractérisée par un service de nombreux plats essentiellement carnés. Bien qu’imitant les coutumes alimentaires des Chinois, ces cuisines sont avant tout le résultat d’une « japonisation » des pratiques culinaires et alimentaires de leurs voisins. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les échanges entre populations japonaises et chinoises s’accentuent et donnent naissance à l’apparition d’une cuisine qui se veut plus « authentique » et qu’on appelle « cuisine chinoise » (shina ryōri 支那料理). En effet, suite à la défaite chinoise en 1895, le nombre d’étudiants et de résidents chinois au Japon grandit et se traduit par l’élaboration de nouveaux modes culinaires. Ces derniers ne cessent de se développer au cours du XXe siècle, donnant ainsi naissance à des plats aujourd’hui très populaires et appréciés par une grande majorité de la population, si bien que l’on aurait du mal à les dissocier de l’identité culinaire nipponne.

Les échanges avec d’autres pays d’Asie eurent également un rôle primordial, bien que plus tardif, dans l’évolution des cuisines au Japon. Durant la période coloniale de l’Empire du Japon dès la seconde moitié du XIXe siècle, la circulation des populations japonaises dans les pays voisins s’est accentuée, amenant ainsi une diversification des techniques culinaires, des goûts et des produits alimentaires disponibles. Que ce soit avec Hokkaidō, Taïwan, la région du Guangdong au sud de la Sibérie, la Corée ou la Mandchourie, le Japon a entretenu des relations asymétriques et inégales avec les populations de ses colonies et donc avec leurs coutumes culinaires et alimentaires. Par exemple, si les cuisines chinoises et taïwanaises ont été relativement influentes, elles ne l’ont pas été de la même manière que celles des populations autochtones des îles du nord comme Hokkaidō ou des terres de Mandchourie. La cuisine coréenne quant à elle, si elle est déjà présente sur l’archipel à la fin du XIXe siècle, ne deviendra populaire qu’après la Seconde Guerre Mondiale et joua un rôle primordial dans l’évolution de la consommation de viande, notamment à travers la diffusion des restaurants de yakiniku (viande grillée).

Les relations avec l’Occident furent également au centre de l’élaboration de nombreux plats emblématiques japonais. Dans un premier temps, ce sont les échanges avec les Portugais et les Hollandais qui ont été à l’origine de nouveautés culinaires comme les tenpura (fritures de légumes et de fruits de mer), le kasutera (gâteau éponge) ou encore la sauce ponzu (sauce acide à base d’agrumes). La cuisine européenne désignée par le terme de « cuisine des barbares du sud » (nanban ryōri 南蛮料理) fut également disponible dans les villes portuaires dès le XVIIe siècle donnant ainsi lieu à des mélanges avec les cuisines chinoises. Puis, au cours de l’ère Meiji (1868-1912), l’accentuation des relations avec l’Occident apporta de nombreuses recettes de cuisine à base de viande et de produits laitiers, mais également la consommation de divers fruits et légumes qui changèrent radicalement le paysage culinaire japonais. La diffusion sociale de ces alimentations européennes et américaines ne fut pas uniforme. En effet, si les modèles de la cuisine britannique et américaine furent adoptés majoritairement dans les milieux bourgeois, la cuisine française fut choisie comme référence pour les repas à l’occidentale dans la haute aristocratie ainsi qu’au palais impérial. Se rendre en Europe ou aux États-Unis devenant de plus en plus accessible pour certains Japonais à cette époque, plusieurs cuisiniers et cuisinières mirent parallèlement en place un style de cuisine mixte nippo-occidentale (wayō secchū ryōri 和洋折衷料理) dont les traces sont encore aujourd’hui bien présentes. Le Japon s’est ainsi approprié un ensemble de cultures culinaires étrangères qu’il a adapté à ses conditions locales, donnant naissance à un grand nombre de cuisines éclectiques qui font aujourd’hui l’une de ses plus grandes richesses.


1. Les rāmen ラーメン est un plat d’origine continentale développé au Japon au cours des années 1910 par des cuisiniers chinois installés dans l’archipel.
2. Les gyōza 餃子 se sont répandus au Japon après la Seconde Guerre Mondiale suite aux échanges intensifiés avec la Chine durant cette période.
3. Les tenpura 天麩羅 ont vu le jour sur l’archipel au cours du XVIe siècle après des échanges avec des missionnaires catholiques portugais.
4. Le karē raisu カレーライス est un plat qui est apparu entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. L’épice fut apportée sur l’archipel par l’armée britannique, mais le plat alors considéré par les Japonais comme occidental, fut adapté aux habitudes locales en remplaçant progressivement le pain censé l’accompagner par du riz.
5. Le tonkatsu 豚カツ est le fruit d’un long travail d’assimilation des côtes de porc panées réalisé par des cuisiniers japonais au cours du début du XXe siècle. Ces derniers ont trouvé le moyen d’élaborer une panure, une sauce et des techniques de cuisson pour faire cuire des morceaux épais de porc dans de l’huile afin de rendre ce plat plus adapté aux goûts locaux.

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Bol de ramen @Licence creative commons

(image 6) Photographie d'un bol de rāmen, une soupe d'origine chinoise adaptée aux goûts des Japonais et aujourd'hui l'un des plats les plus populaires © Licence Creative Commons

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riz au curry @ Licence creative commons

Photographie de tenpura (fritures) de légumes et de fruits de mer, plat développé au Japon au XVIe siècle lors d’échanges avec des prêtres jésuites portugais.

Conclusion

En 2013, l’Unesco inscrivit le « washoku, la culture alimentaire traditionnelle des Japonais » au patrimoine immatériel. Pourtant, il n’existe pas une cuisine japonaise, mais bien des cuisines au Japon. Patrimonialiser ces cuisines sous un terme générique qui peut prêter à confusion n’a en réalité que peu de sens, si ce n’est un intérêt économique dans le cadre d’un marché international. Cuisiner et manger sont deux pratiques distinctes, et bien que d’apparence triviales, elles reflètent en réalité des modes plus larges de fonctionnement d’une société, de sa structure interne et de sa relation au monde. Héritier d’une histoire riche d’échanges culturels et de codifications sociales, le Japon ne peut que se démarquer par son habileté à produire ingénieusement une diversité culinaire lui étant à la fois propre et en même temps universelle.

Bibliographie

  • CWIERTKA Katarzyna J., Modern Japanese Cuisine – Food, Power and National Identity, Reaktion Books, 2006.
  • ISHIGE Naomichi, Nihon no shokubunka shi 『日本の食文化史』 traduit du japonais par Emmanuel Marès sous le titre de L’art culinaire au Japon, Lucie éditions, 2012.
  • QUELLIER Florent, CORNETTE Joël (dir.), Histoire de l’alimentation : de la préhistoire à nos jours, Belin, 2021.
  • STALKER Nancy K., Devouring Japan, Global Perspectives on Japanese Culinary Identity, Oxford University Press, 2018.

À propos de l’auteur

Alexis MARKOVITCH est doctorant contractuel à l’Inalco. Il effectue sa thèse sur l’histoire de la cuisine japonaise. Faisant suite à de précédents travaux de recherche sur la littérature culinaire et les livres de recettes de l’ère Meiji (1868-1912) effectués respectivement à l’Inalco et à l’EHESS, ce travail consiste à comprendre la manière dont les pratiques culinaires – plus que les pratiques alimentaires – des Japonais ont évoluées entre 1872 et 1937 aussi bien d’un point de vue social que culturel.

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Schéma explicatif des différentes variantes des cuisines honzen et kaiseki dans un livre de cuisine de 1898
octobre 2022
Alexis MARKOVITCH
Doctorant contractuel à l’Inalco