Les transformations du sens du travail au Japon

Dans un contexte global d’augmentation constante de la précarité, face aux transformations majeures du travail et de son rôle dans la socialisation des individus, la flexibilisation de la main-d’œuvre a redéfini le travail, la participation sociale et la définition de soi des jeunes adultes au Japon. Ainsi, les difficultés économiques des deux dernières décennies ont produit de nouvelles subjectivités et un nouveau sens de la participation à la société.

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Vue d’Akasaka, Tokyo
© Vincent Mirza

En effet, malgré quelques signes récents de reprise de l’économie, le Japon a traversé une série de difficultés politiques et économiques qui ont marqué la société. En 2008, le choc Lehmann a touché un grand nombre de petites et moyennes entreprises, affaibli le secteur financier et l'économie en général, et Fukushima, le plus grand cataclysme que le pays a connu depuis la seconde guerre mondiale, a prolongé les difficultés économiques préexistantes. Cependant, les temps difficiles ont commencé bien avant 2008. En effet, il est important de souligner que le ralentissement économique des années 1990 et au début des années 2000 ont eu une plus grande influence sur l'augmentation des travailleurs à temps partiel et les transformations du marché du travail que les événements récents. Ainsi, depuis plus de vingt ans, les difficultés de l'économie japonaise ont considérablement transformé la configuration du marché du travail et des pratiques des entreprises (Lechevalier, 2011). Non seulement la crise des deux dernières décennies a mis en évidence les inégalités sociales, mais il a également révélé les différences antérieures dans les conditions de travail, les aspirations et les choix de vie.

C’est ce contexte qui affecte plusieurs sphères du social notamment l’articulation entre les représentations de l’économie, la participation sociale, les choix de vie et les aspirations des jeunes adultes qui ont de plus en plus de difficultés à définir leurs places dans la société et à répondre aux attentes du système.

Plusieurs discours se sont inscrits dans l’espace public pour souligner les effets du marasme des deux dernières décennies, mais aussi pour l’exploiter. Les néolibéraux veulent réformer l’économie et les néoconservateurs militent pour un retour à l’ordre moral. Dans les deux cas, la crise sert de tremplin à un discours qui insiste, pour les uns, sur la nécessité de s’adapter à la globalisation et, pour les autres, sur le besoin de renforcer l’esprit national (Mirza 2008). Il faut souligner que les grandes entreprises ont été non seulement le moteur de la croissance économique, mais aussi le maillon essentiel d’une chaîne institutionnelle très serrée qui relie la famille, l’éducation et le travail. En conséquence, les difficultés des entreprises ont rapidement cédé la place à un discours sur l’avenir de la nation et sur l’importance de la morale et de l’éthique au travail.

La presse a largement pris le relais en parlant des problèmes liés au monde du travail. Plusieurs observateurs ont annoncé la fin du système d’emploi à vie, et les quotidiens font état des difficultés rencontrées par les employés dans les entreprises. Plusieurs commentateurs ont commencé à dénoncer la nouvelle attitude des jeunes par rapport au travail. Ils manqueraient de vigueur, de détermination, feraient preuve d’individualisme et d’égoïsme. Bien entendu, ce discours ignore une des conséquences majeures de la flexibilisation du régime de travail, c’est à dire une baisse importante du recrutement dans les écoles et dans les universités. Avec une baisse du recrutement dans les écoles secondaires et les universités, les entreprises ont considérablement affaibli leurs liens avec le monde de l'éducation. D’ailleurs de nombreuses recherches ont montré que ce phénomène est une des causes importantes de l’augmentation du nombre d’employés temporaires ou à temps partiel ce qui revient à dire qu’au Japon l’on travaille à temps plein, mais sans les avantages sociaux (Brinton, 2010).

Ces dénonciations morales correspondent donc assez mal à la réalité des jeunes adultes qui doivent s’adapter à un marché du travail qui s’est considérablement flexibilisé, mais qui fonctionne encore, du moins dans le discours, sur le modèle de Japan Inc. C’est également ce que souligne les sondages effectués par le Ministry of Internal Affairs and Communications qui montre que la proportion d’employés irréguliers a progressé de 20% en 1990 à 37.4% en 2014 pour dépasser le seuil des 40% une année plus tard (Takahashi, 2015).

Ainsi, on observe que de plus en plus de jeunes se retrouvent sur le marché du travail sans sécurité d’emploi ou perspective d’avenir (Mirza, 2008). Ces incertitudes se déclinent aussi au sujet du mariage alors que de plus en plus de jeunes femmes et de jeunes hommes ne sont pas mariés. Là encore un discours moral surtout dirigé vers les femmes insistent sur la nécessité du mariage notamment pour répondre à la crise démographique ( puisque il n’y a que très peu d’enfants hors mariage au Japon).

Cependant, un nombre croissant de jeunes femmes repoussent ou retardent le mariage (à Tokyo, plus de 50 % des jeunes femmes de 30 ans restent célibataires) et restent plus longtemps sur le marché du travail. Ce phénomène dénote une volonté de la part des jeunes femmes de la classe moyenne d’obtenir plus d’indépendance et de faire carrière même, si les conditions de travail pour les femmes restent encore très difficile dans les entreprises japonaises et qu'elles occupent en majorité des emplois à temps partiel ou temporaires (Mirza 2016).

Alors que les jeunes femmes refusent ou repoussent le mariage les jeunes hommes doivent, eux aussi, composer avec des parcours qui sont de moins en moins régulés par les transitions entre le monde de l’éducation et celui du travail. Ils rencontrent de nombreuses difficultés s’ils s’écartent du cheminement de carrière typique, s'ils ont fait le mauvais choix dans leur domaine d'études, ou si ils n’arrivent pas trouver un emploi régulier dès la sortie de l'école en raison d'un marché restreint d'emploi. De plus, contrairement aux attentes certains jeunes refusent de suivre le parcours prescrit et plusieurs renoncent à occuper des emplois stables dans des grandes entreprises. La flexibilisation du travail s’est traduite non seulement par une expérience de perte et d’augmentation des inégalités mais aussi par l’émergence d’un discours qui insiste de plus en plus sur la réalisation de soi et la possibilité de faire des choix différents.

Si la précarité et les inégalités sont plus apparentes qu’auparavant, c’est aussi la variation dans les parcours de vie qui devient plus probante. Ainsi la transition bien orchestrée de la société d’après-guerre qui permettait de passer de l’école à l’entreprise puis de fonder une famille a fait place à une plus grande individualisation des parcours. Cette diversification des choix se traduit par une plus grande précarité d’emplois, mais aussi par l’émergence d’une pluralité de représentations. Ainsi, confrontés à la critique et à la diificulté de trouver un emploi, la dernière décennie a aussi été marquée par l’émergence de revendications politiques et, à la suite du tsunami et de la catastrophe nucléaire de Fukushima le 3 mars 2011, d’une série de demandes dans l’espace public contre la pauvreté, la précarité ou encore le nucléaire. Même minoritaire (par exemple le mouvement SEALDs s’est déjà dissout depuis deux ans) ces mouvements sont encore des indices de la façon dont les jeunes adultes tentent de penser les effets des réformes néolibérales au Japon (Mirza, 2015).

Les transformations du travail, en fragilisant le cadre hégémonique des 60 dernières années, a ouvert des brèches, a fait ressortir certaines contradictions. Les difficultés économiques des vingt dernières années ont non seulement fragilisé les pratiques et les représentations du travail, mais aussi ce qui devait être maîtrisé dans la modernité: l’individualisme, la diversité des choix, etc. Or, c’est la fragmentation de ce cadre hégémonique et les contradictions qu'elle engendre par cette fragmentation qui permettent l’apparition de nouvelles pratiques, de nouvelles valeurs et d’un «nouveau sens du travail», mais aussi d’un nouveau sens politique et d’une redéfinition de soi et de son rapport à la société chez les jeunes adultes au Japon.

À ce titre, l’articulation entre le travail, le politique et la vie quotidienne est un «lieu» d’étude privilégié pour comprendre et expliquer ces transformations. Il nous permet de réfléchir à ces nouvelles subjectivités qui sont en train de façonner la société japonaise contemporaine et comment cette nouvelle vie flexible reconfigure le rapport aux autres, aux choses et oblige les jeunes adultes à créer des significations et des stratégies pour faire face à cette nouvelle conjoncture.

Vincent Mirza

Anthropologue et porfesseur agrégé à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’université d’Ottawa. Il est directeur du
Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les villes et les processus urbains contemporains. Ses recherches portent sur le travail, l’anthropologie de la ville et les mouvements sociaux.

vmirza@uottawa.ca

Bibliographie

Mirza V. 2008. «Les furita et la définition du travail temporaire au Japon», Anthropologie et sociétés, 32, 32-48 p.

Mirza V.2016. “ Young Women and Social Change in Japan: Family and Marriage in a Time of Upheaval”. Japanese Studies, 36:1, 21-37p.

Mirza V. 2015. "Meaning of Work, Temp Union and Political Representation in a Time of Crisis", in Japanese Youth in the Conservative Elite Society, Itoh, Hiroshi and Bernier Bernard, London and NewYork, Edwin Mellen Press, 53-70 p.

Brinton, Mary C. 2011. Lost in Transition: Youth, Work, and Instability in Postindustrial Japan. Cambridge University Press

Lechevalier, S. 2011. La grande transformation du capitalisme japonais (1980-2010). Paris, les Presses de Sciences Po

Takahashi, Koji. 2015.The Work and Lives of Japanese Non-Regular Workers in the “Mid-Prime-Age” Bracket (Age 35‒44)”, Japan Labor Review, vol. 12, no. 3.

Mots clés: Japon, travail, vie quotidienne, participation sociale, néolibéralisme

Coordination du numéro : Aurélie Varrel

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Sébastien Colin
CEFC, Inalco