Maruyama Masao et la pensée japonaise d’après-guerre

Si les noms de Nishida et de ses disciples de l’école de Kyôto sont aujourd’hui connus en pays de langue française, le paysage philosophique japonais récent reste encore largement ignoré. Que savons-nous du succès de la pensée marxiste dans l’immédiat après-guerre, au moment du déclin de l’école de Kyôto? Que savons-nous des existentialistes japonais dans la mouvance sartrienne durant les années 1950-1960? Que savons-nous de l’immense productivité des commentaires japonais sur quasiment tous les courants philosophiques occidentaux les plus novateurs?...


Maruyama Masao

Pour schématiser à l’extrême une situation évidemment plus complexe, on pourrait dire qu’à l’école de Kyôto 京都学派, dominant le paysage philosophique d’avant guerre, succède l’influence du Nihon Tetsugakukai 日本哲学会 («Société philosophique du Japon»), animé principalement par l’université de Tôkyô et fortement tributaire d’un marxisme qui se relève glorieusement des persécutions durant les années sombres du militarisme, en même temps qu’il manifeste la pleine liberté de pensée d’un Japon soucieux de se reconstruire sur des bases solidement démocratiques. Le courant marxiste japonais d’après 1945, exerçant une véritable fascination sur la quasi-totalité des intellectuels, est alors beaucoup plus ouvert aux travaux soviétiques que ne l’est, à la même époque, une Europe meurtrie par la guerre froide, pour ne pas parler d’une Amérique en proie au maccarthysme. Son évolution le montre cependant désireux de dépasser la rigidité idéologique du marxisme-léninisme orthodoxe et de réévaluer la dimension humaniste du matérialisme historique, dont témoignent notamment les textes du jeune Marx. C’est dans ce contexte qu’apparaît une réflexion sur le modernisme et le rapport problématique que le Japon a pu entretenir avec ce dernier. Parmi les penseurs les plus originaux de cette mouvance, on voudra peut-être retenir, en ordre d’éloignement croissant par rapport à l’orthodoxie marxiste: Hiromatsu Wataru, Yoshimi Takeuchi et Mutai Risaku.

Loin derrière la mouvance marxiste on note, dès le milieu des années 1950, un intérêt pour la philosophie analytique surtout américaine, des études portant sur l’épistémologie, sur l’éthique, ainsi qu’une masse considérable de travaux spécialisés consacrés à l’histoire de la philosophie occidentale –l’accent portant en particulier sur l’antiquité grecque et l’Europe médiévale (l’université Sophia de Tôkyô jouera ici un rôle décisif). Cependant, aucun de ces travaux n’a sérieusement retenu l’attention de quiconque à l’extérieur du Japon.

Mieux reçus, aux États-Unis notamment, furent les travaux sur l’histoire des idées religieuses en Asie, par Nakamura Hajime, les recherches sur le mysticisme et l’islam, par Izutsu Toshihiko, l’histoire de la pensée et de la littérature japonaise, par Katô Shûichi, la critique littéraire de Kobayashi Hideo, ou encore (proche du mouvement moderniste) l’analyse idéologique du Japon par Maruyama Masao – dont nous dirons quelques mots plus bas.


Couverture de l'ouvrage 'Loyautés et Rébellion', éditions allemande et japonaise, de Maruyama Masao

Plus récemment, des publications portant sur la dimension culturelle de la psychologie ou de la psychopathologie ont suscité un intérêt à l’extérieur de l’archipel: les travaux de Yuasa Yasuo sur la psychologie des profondeurs, ceux du psychanalyste Doi Takeo sur les notions japonaises d’amae 甘え («attachement fusionnel») ou sur le binôme conceptuel omote-ura 表—裏 («l’endroit» et «l’envers» de la façade sociale), les contributions Daseinsanalytiques de Kimura Bin sur la notion d’aida 間 («l’entre», l’interrelationnel) ou de jikaku 自覚 («l’éveil à soi»)… Deux auteurs francophiles, s’ils sont certes connus des japonisants, mériteraient cependant d’être plus familiers des philosophes: Nakamura Yûjiro, avec des recherches originales sur la notion de sensus communis et Sakabe Megumi, qui s’est penché sur les richesses sémantiques du parler japonais classique…

La fécondité de la pensée japonaise pour la réflexion philosophique européenne est évidente, comme le montrent déjà les ouvrages, par exemple, d’Augustin Berque, puisant, avec une égale aisance, dans les sources occidentales et orientales de la pensée contemporaine.

Or de ce vaste tableau nous aimerions retenir ici en particulier la figure de Maruyama Masao (1914-1996) et évoquer, dans les quelques lignes qui suivent, sa stature intellectuelle d’exception: à la fois historien, politologue et sociologue du Japon contemporain, ses profondeurs de vue, la perspicacité et l'originalité de ses interprétations confèrent toutefois à leur auteur une envergure que l’on peut considérer comme étant authentiquement philosophique. Comparé tantôt à Sartre, pour l'impact de ses positions sur ses contemporains, tantôt à Hannah Arendt, ou même Habermas, pour le type de préoccupations qui lui tiennent à cœur à propos de ses analyses du totalitarisme face à la démocratie, Maruyama est probablement le penseur philosophique le plus impressionnant de la deuxième moitié du XXesiècle au Japon. Il est en outre un pendant tout indiqué à la stature également exceptionnelle de Nishida Kitarô (1874-1945) qui domina, quant à lui, la philosophie de la première moitié de ce même siècle. Si Nishida, fondateur de la célèbre "école de Kyôto", fut un penseur profondément original sur le plan de la recherche cognitive, religieuse et métaphysique, on sait qu'il a été violemment contesté pour ses positions politiques ambiguës sous le régime militariste. Ce qui en outre a pu aggraver la réputation fâcheuse du philosophe est la participation de certains de ses disciples de l'école de Kyôto au tristement fameux symposium de 1942 sur "Le dépassement de la modernité" (kindai no chôkoku 近代の超克) – interprété, sans doute à tort, comme un témoignage de ralliement au régime. Le fait que le philosophe le plus célèbre du Japon contemporain, ainsi que l'école qu'il a fondée, puissent avoir un si mauvais renom pèse lourdement sur la réception de la pensée japonaise en Occident, et notamment dans les pays de langue française.

Face à cet état de choses, la découverte d'une pensée aussi idéologiquement saine et nuancée que celle de Maruyama nous apparaît, en quelque sorte, comme une occasion de sauver l'honneur perdu. Certes, Maruyama n'est pas le seul intellectuel à avoir redonné une authentique respectabilité politique à la pensée japonaise d'après-guerre – on pourrait également nommer Nakamura Hajime et Katô Shûichi ou, plus récemment, Karatani Kôjin, Nakamura Yujirô, Kimura Bin, Ueda Shizuteru et quantité d’autres –, mais il est le seul à avoir porté sa réflexion au cœur des questions idéologiques les plus difficiles de son époque et ce avec un sens aigu de la responsabilité de l'intellectuel. Un des paradoxes, et pas le moindre, qui caractérise le rapport de complémentarité que nous établissons entre Nishida et Maruyama réside dans le fait que le premier, visant un discours à validité universelle, exprime, à bien des égards, des positions marquées par la particularité culturelle japonaise, tandis que le second, consacrant son effort à l'examen de la vie intellectuelle moderne au Japon, fait montre d'une réflexion plus manifestement universelle. La pensée de Maruyama, loin de se limiter à un intérêt régional, nous interpelle en ceci qu'elle nous montre, à l'œuvre, ce que devient l'idéal de la démocratie et le projet inachevé de la modernité lorsqu'ils sont pris en charge dans un contexte extra-occidental. La dimension effectivement universelle de la modernité comme de la démocratie en ressortent avec d'autant plus de netteté – sans pour autant en masquer le caractère problématique en un âge, comme le notre, où les affirmations identitaires (identités meurtrières) reprennent une vigueur inégalée dans toutes les régions de la planète.

Bernard Stevens
Né en Indonésie, il a été formé à la Freie Universität Berlin,
à Trinity College Dublin et à l’Université de Louvain-la-Neuve (Belgique)
où il est actuellement Chercheur qualifié du FNRS.
Il a été directeur de programme au Collège International
de Philosophie (Paris) de 1993 à 1997
et professeur invité dans plusieurs universités asiatiques
dont Fujen (Taiwan), Fûdan (Shanghai) Tôkyô et Dokkyo (Japon).
Formé à la phénoménologie et à l’herméneutique européennes continentales,
il s’est consacré depuis 1990 à l’étude de la philosophie japonaise contemporaine
qu’il a été le premier à introduire dans le monde francophone.

Pour poursuivre la réflexion, quelques ouvrages de Bernard Stevens :

  • Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Éditions du CNRS, Paris, 2005.
  • Le nouveau capitalisme asiatique. Le modèle japonais, Academia-Bruylant, 2009.
  • "Overcoming Modernity: A Critical Response to the Kyoto School" in Japanese and Continental Philosophy, edited by Bret W. Davis, Brian Schroeder and Jason M. Wirth, Indiana University Press, 2011, p. 229-246.


Fleurs de cerisier, symbole de l'impermanence de la destinée humaine
et du caractère éphémère de toute beauté (© 2016 / B. Stevens)

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mars 2016
Bernard Stevens
Chercheur en philosophie à l'Université de Louvain-la-Neuve (Belgique)