Un pont entre l'Asie et l'Europe : Les Indo-Européens de Georges Dumézil

Il n'y a guère beaucoup plus de deux siècles qu'ont été découverts les Indo-Européens. En effet, c'est à partir des ressemblances, lexicales et grammaticales, observées entre les langues classiques d'un côté et le sanskrit de l'autre qu'un savant anglais (W. Jones), séjournant en Inde à la fin du XVIIIe siècle, émit l'hypothèse indo-européenne. Il établit pour la première fois qu'une lointaine préhistoire avait dû nécessairement unir les peuples qui allaient occuper ultérieurement la plus grande partie de l'Eurasie (du cercle polaire à Gibraltar, et de l'Islande à l'Asie centrale), les territoires qu'occupent la Turquie, l'Iran et l'Afghanistan actuels ainsi que la partie septentrionale du sous-continent indien.

Les langues romanes, germaniques, celtiques, baltes, grecques, indo-iraniennes, anatoliennes auxquelles on peut ajouter l'albanais et l'arménien appartiennent par conséquent à une très vaste famille et ont une histoire qui s'étend parfois sur plus de quatre millénaires !

Deux points sont ici à noter :
a) L'indo-européen lui-même, la supposée langue mère, n'a laissé aucun témoignage direct. La langue que nous appelons de cette manière est une langue « schématique », réduite en réalité à une ossature de faits lexicaux et morphologiques que les linguistes ont « reconstitués » à partir des langues anciennes et attestées, elles, par des textes et/ou des inscriptions, telles que le latin, le grec homérique, l'avestique, le hittite ou le sanskrit védique pour ne citer que les plus anciennes et celles qui ont laissé les témoignages les plus nombreux. Ainsi, à partir du sanskrit mâtar, vieil irlandais mathir, arménien mayr, grec mêtêr, etc., peut-on reconstituer sur la base de lois phonétiques régulières et bien connues aujourd'hui le prototype indo-européen *mâter (l'astérisque servant à signaler conventionnellement une forme reconstituée). Mais ce mot préhistorique, simple squelette phonétique, ne nous dit évidemment rien des réalités sociales, psychologiques ou institutionnelles qu'il désignait.

b) Les Indo-Européens n'ont de même laissé aucun témoignage matériel. Ou plutôt, étant donné le point précédent, il est impossible d'assigner à coup sûr à un vestige archéologique une origine indo-européenne. Pour cela, il faudrait qu'une inscription en confirmât l'origine. Or les Indo-Européens ne connaissaient pas l'écriture. En d'autres termes, la localisation de leur habitat originel reste l'objet de discussions et de controverses entre spécialistes.

La découverte des Indo-Européens et des langues indo-européennes favorisa à partir du milieu du XIXe siècle et sur un tout autre plan une autre (r)évolution. Dans le sillage de la grammaire comparée, il devint en effet possible d'imaginer une « mythologie comparée », laquelle favorisa à son tour l'apparition d'une histoire ou d'une science des religions dont les objets et les thèmes seraient indépendants de la tradition exégétique centrée sur la Bible. La « Comparative Mythology » de F. M. Müller (1856) précédant d'une dizaine d'années ses célèbres « Essays on the Science of Religion » (1867) résume bien ce tournant majeur de l'histoire des idées et des disciplines académiques.

Malheureusement, cette première mythologie comparée s'inspira beaucoup et surtout trop fidèlement des lectures allégoriques qu'avait prisées l'Antiquité. Ainsi vit-on s'épanouir des mythologies « solaire », « agraire », « de l'orage », etc. Cette manière exclusive et mécanique de lire ou d'interpréter les mythes provoqua son discrédit dès la fin du XIXe siècle. Seule l'œuvre de J. G. Frazer, « Le rameau d'or », en maintint quelque temps encore l'éclat en lui ajoutant quelques thèmes restés célèbres tels celui du bouc émissaire ou du meurtre rituel du vieux roi destiné à régénérer les forces vitales qui animent la nature.

Les premiers travaux de Georges Dumézil (1898-1986) s'inscrivirent dans ce contexte « naturaliste » et frazerien entre le milieu des années vingt et celui des années trente. Mais ce que l'on pourrait appeler la première topique dumézilienne, qui se mit en place dès 1938, s'inspira de principes radicalement différents. À l'issue d'une étude qu'il leur avait consacrée, Dumézil remarqua incidemment que la série des trois grands prêtres de la Rome archaïque (les flamines de Jupiter, Mars et Quirinus) présentait une homologie vraisemblable avec la vieille théorie védique des trois classes sociales ou varna (prêtres, guerriers et producteurs). Mais surtout il en tira une conclusion très générale qui allait se révéler extrêmement féconde. Selon cette dernière, les deux séries de faits, indiens et romains, s'expliqueraient par la présence d'une même idéologie sous-jacente, héritée elle-même de la vénérable préhistoire indo-européenne. Et cette idéologie, tant pour sa forme que pour son contenu, découvrait dans l'exemple indien sa raison d'être. Si les Indo-Européens avaient conçu et analysé leur univers et celui des dieux en se servant d'une idéologie qui juxtaposait et hiérarchisait trois principes ou fonctions sociales, c'est parce qu'elle-même était le reflet fidèle d'une organisation sociale comparable. Et Dumézil, au cours des années 40, définit « l'idéologie des trois fonctions » à la fois comme le « calque » abstrait d'une archaïque tripartition sociale et comme le schème mental qui était en mesure d'en justifier ou d'en légitimer l'existence.

Mais les faits obligèrent bientôt Dumézil à revoir ce modèle mécaniste et spéculaire. Manifestement, les réalités sociales, historiquement attestées, faisaient souvent défaut, spécialement à Rome ! En d'autres termes, la thèse du reflet, à peu près partout, s'avérait très difficile à défendre. Aussi, par touches, révisions et repentirs successifs, Dumézil corrigea-t-il son premier modèle et élabora-t-il une seconde topique, très différente, qui s'épanouit au cours des années 60. En renonçant à résoudre la question relative à l'origine de l'idéologie des trois fonctions, il émancipa en effet les faits idéologiques de tout déterminisme sociologique étroit. Et, dès lors, il put s'attacher à défendre une approche comparative fondée exclusivement sur la recherche de séries structurales homologues. Et c'est en particulier dans le cadre de transpositions (de mythes ou de données théologiques vers l'épopée ou la littérature) que celles-là se manifestent avec le plus d'évidence. Ainsi, dans le Mahâbhârata ou le Râmâyana indiens, les héros qu'unissent diverses relations (solidarité, complémentarité, opposition, gémellité, etc.), reproduisent-ils les principaux traits fonctionnels des dieux qui les ont engendrés ou qui ont inspiré leur caractère. Les deux « systèmes » sont structurellement homologues. Ainsi, par son œuvre, Dumézil établit que l'évidence comparative et l'évidence structurale, pour peu qu'elles atteignissent un degré de complexité suffisamment élevé, possédaient leurs propres capacités démonstratives.
On notera pour finir que ces deux topiques duméziliennes, et ce n'est pas là le moindre intérêt qu'elles présentent, « reflètent » elles-mêmes assez bien l'une des alternatives majeures auxquelles, depuis Durkheim, ont été confrontés de nombreux spécialistes des sciences humaines : Ou, à la manière de toutes les approches matérialistes, les systèmes symboliques, tant pour leur forme que pour leur contenu, sont considérés comme l'expression plus ou moins fidèle d'une réalité (sociale, psychologique…) foncièrement différente d'eux ; ou, au contraire, à ces mêmes systèmes sont reconnus une autonomie et un dynamisme qu'ils ne tirent que d'eux-mêmes. Le débat reste ouvert…


Bibliographie

G. Dumézil

La religion romaine archaïque, Paris, Gallimard, 1966
Mythe et épopée I , Paris, Gallimard, 1968
Heur et malheur du guerrier , Paris, Payot, 1969

D. Dubuisson

La légende royale dans l'Inde ancienne, Râma et le Râmâyana ,Préface de Georges Dumézil, Paris, éd. Économica, 1986
20th Century Mythologies Dumézil, Eliade, Lévi-Strauss , Equinox Publishing Ltd, London (sous presse)

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janvier 2006
Daniel Dubuisson
Docteur ès Lettres, Directeur de recherche au CNRS, Directeur de l'UMR CERSATES (8529, CNRS section 33/Lille 3)