Tribune, Le Monde (17/06/2023) : "Nous dénonçons une incompatibilité croissante entre politique scientifique et politique des visas"

Cette tribune est le produit d'une collaboration entre les GIS Asie, Études Africaines en France (qui a lancé cette initiative) et Moyen-Orient Mondes Musulmans. Elle souhaite attirer l'attention sur les difficultés structurelles et croissantes rencontrées par nos collègues étrangers invités en France, en contradiction avec le mot d'ordre d'''internationalisation de la recherche française" répété à l'envi par nos tutelles. Elle a reçu depuis sa parution un vrai soutien (relais sur les réseaux sociaux, mots d'encouragements et félicitations) dont nous vous remercions, et qui conforte cette démarche visant à interpeller nos tutelles.

Texte de la tribune :

En 2023, la politique scientifique française souffre d’une contradiction devenue insupportableentre les injonctions que nous adressent nos différentes tutelles pour développer des projetset accroître nos collaborations à l’international, et les barrières qui se multiplient dès lors quenous invitons collègues et étudiants ou étudiantes d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie à sedéplacer en France.

Nous dénonçons une incompatibilité de plus en plus forte entre politique scientifique et politique des visas, restreignant – pis : empêchant – la mobilité internationale de nos partenaires académiques, au risque d’un véritable décrochage de la recherche française. Face à des demandes restées lettre morte ou à des refus de visas incompréhensibles, nous voyons monter un profond ressentiment chez beaucoup de nos partenaires, pouvant aller jusqu’au boycott de toute coopération avec le monde académique français.

Une de nos principales missions, en tant que réseaux scientifiques sur ces aires, est de servir d’interface entre la recherche française et la recherche étrangère. Il est de notre devoir d’alerter sur cette situation qui menace nos collaborations et l’attractivité de nos universités et laboratoires. Alors que la nécessité de « changer de méthode » a été reconnue, que les enjeux de la francophonie sont régulièrement évoqués, nos collègues et étudiantes ou étudiants éprouvent des réalités contraires.

Des démarches de plus en plus longues et complexes

Comment pouvons-nous, dans ces conditions, continuer à miser sur la capacité de la France à faire entendre la voix de ses chercheuses et chercheurs dans le monde, et à poursuivre un dialogue à parts égales avec nos collègues des autres continents ?

Nous avons entrepris de rassembler des témoignages de chercheurs, universitaires et doctorants en demande de visas dans les consulats de France, de Tanger à Cape Town, de Dakar à Nairobi, de Lagos au Caire, et jusqu’à Pondichéry et Tokyo. Le constat est sans appel : de multiples expériences malheureuses, absurdes, voire humiliantes, nous sont parvenues. Il nous pousse aujourd’hui à interpeller, à travers nos tutelles, les ministères responsables. Les démarches de demande de visa sont de plus en plus longues, complexes et déléguées à des plateformes d’entreprises privées auxquelles nombre de consulats ont sous-traité une partie de la gestiondes demandes.

Etre mis sur un pied d’égalité

Ces entreprises sont perçues localement par nos interlocuteurs comme de « sinistres prestataires » et elles alimentent des soupçons de corruption. Elles augmentent le coût de la demande qui est supporté par les intéressés, sans aucune garantie de succès. La liste des pièces à fournir dépasse parfois le cadre légal et les refus sans justification sont nombreux.

La France dispose de réseaux remarquables d’établissements de formation et d’instituts de recherche à l’étranger. Et les relations de confiance nouées entre les autorités consulaires françaises et les directions de ces établissements permettent, heureusement, de dénouer un certain nombre de situations.
Mais ces coupe-file ou ces passe-droits, fondés sur des relations personnelles, créent de la dette et de l’obligation, là où nos collègues, de même que les étudiantes et étudiants, entendent être reconnus et traités sur un pied d’égalité avec leurs collègues français ou exerçant en France.

Une position contraire à une politique responsable d’accueil

Dans nos laboratoires, nous imaginons des solutions, nous interpellons nos réseaux personnels.
Nous y passons du temps, nous rédigeons des lettres de soutien et des courriers, au détriment de nos missions de recherche… Ces bricolages ne sont plus acceptables.

Même si nous mesurons tous les enjeux de la délivrance des visas, notre position nous conduit au constat d’une triste certitude : cette politique a d’ores et déjà terni l’image de la France dans un marché de l’éducation et de la recherche devenu extrêmement concurrentiel au niveau mondial. Le filtrage sans fin des demandes de visa s’apparente davantage à une politique de l’inimitié (comme le dirait l’historien Achille Mbembé) qu’à une politique responsable d’accueil, condition de toute relation humaine et scientifique. Enfin, l’âge des publics captifs et des « clients » est révolu et il est temps que nous en prenions acte.

Cette situation nous impose de travailler avec les pouvoirs publics à l’élaboration d’une politique des visas et des titres de séjour scientifiques.

Redonner de la visibilité à la France

Nous souhaitons pouvoir accueillir facilement en France nos partenaires, qu’ils ou elles soient dans la recherche ou en cours d’études, à l’occasion de colloques, de congrès internationaux, de soutenances de thèse ou de séjours d’études plus longs, pour des parcours de master, de doctorat ou postdoctorat. Nous souhaitons pouvoir continuer à élaborer avec elles et eux des projets de recherche internationaux. Seule la mise en place d’une procédure adaptée permettrait de travailler et d’inviter nos collègues en toute sérénité. Nous tenons à alerter solennellement nos tutelles, les pouvoirs publics et nos concitoyens sur la nécessité de lever ces entraves à la circulation.

Nous demandons une politique des visas pour l’ensemble des collègues et étudiants qui composent nos communautés de travail, d’où qu’ils ou elles viennent. Redonner de la visibilité à la France sur la scène de la recherche mondiale est à ce prix.

Les signataires :

  • Fréderic Abécassis, ENS de Lyon, directeur du GIS (groupement d’intérêt scientifique) Moyen-Orient et mondes musulmans ;
  • David Ambrosetti, CNRS, LAM, directeur adjoint du GIS Études africaines en France
  • Sandra Aube Lorain, CNRS, CeRMI, directrice de l’unité CNRS Études aréales (UAR 2999)
  • Pierre Boilley, CNRS IMAF, membre du GIS Etudes africaines en France
  • Choukri Hmed, université Paris-Dauphine, directeur adjoint du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
  • Stéphanie Lima, INUC Albi-LISST, directrice adjointe du GIS Études africaines en France
  • Élise Massicard, CNRS, CERI, directrice adjointe du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
  • Marielle Morin, CNRS, responsable de la coopération internationale des GIS Asie, Études africaines en France, Moyen-Orient et mondes musulmans
  • Hervé Pennec, CNRS, IMAF, directeur du GIS Etudes africaines en France
  • Aurélie Varrel, CNRS, Cesah, directrice du GIS Asie.

Les GIS (groupement d’intérêt scientifique) Asie, Études africaines en France, Moyen-Orient et mondes musulmans sont des réseaux scientifiques regroupés au sein de l’UAR 2999 Études aréales du CNRS.

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