Birmanie (Myanmar) - État de la recherche dans un pays en transition


Jour d'observance religieuse au sanctuaire de Mahamuni. Etat d'Arakan (ou Rakhine).
Le téléphone portable et, dans une moindre mesure, l'accès à internet
se sont largement diffusés et implantés dans le quotidien de tous en l'espace de deux, trois ans.
(© Août 2014 / A. de Mersan)

Une transition démocratique...

La Birmanie (ou Myanmar) connaît des changements sans précédent entamés après les élections parlementaires de novembre 2010 et se prépare à un nouveau scrutin programmé en 2015. Le pays, est-il nécessaire de le rappeler, ne vit plus sous un régime dictatorial gouverné par une junte, même si les députés et membres du gouvernement, élus ou nommés, appartiennent à l'armée (constitutionnellement à hauteur de 25% des sièges) ou sont pour une large part d'anciens militaires ou proches de l'ancien régime. A la surprise générale, dès l'été 2011, Thein Sein, le président de la Birmanie, a entrepris une série de réformes politiques, sociales et économiques dont les plus significatives ou visibles peut-être (mais cela dépend de qui regarde) ont été la liberté de la presse et l'abolition de l'organe de censure, la libération de prisonniers politiques dont celle d'Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix, et fille de Aung San, héros de l'indépendance. La libération de cette figure emblématique de la démocratie et icône du peuple (quoi que cet aspect s'estompe largement), lui a permis d'être élue députée quelques mois plus tard lors d'élections intermédiaires. Cette politique d'ouverture après des décennies d'isolation s'est aussi traduite par une nouvelle orientation économique plus attractive envers les investisseurs étrangers. La Birmanie possède un fort potentiel de développement économique dans de nombreux domaines (tourisme, infrastructures, électricité par la construction de barrages, etc.) à travers notamment de ses ressources naturelles et cultivées.

Sans doute ce qui appraît le plus immédiatement significatif aux yeux des Birmans est ce qui a directement contribué à l'amélioration de leur quotidien : libération de la parole, possibilité de critiquer, de manifester, liberté de la presse au demeurant particulièrement foisonnante et suivie, accès généralisé aux médias, à internet bien sûr et aux téléphones portables (les Birmans dans leur majorité sont passés de rien au téléphone portable). Les journaux sont abondamment lus et la liberté de ton étonne encore ceux qui ont connu les années de censure implacable. Dans un tout autre registre, la possibilité d'importer une voiture constitue aussi un exemple visible de ces changements. On est d'ailleurs frappé par les nombreux signes de l'entrée immanquable de la Birmanie dans la globalisation, par l'accélération de la circulation des personnes, des idées et des choses, l'entrée massive de biens de toutes sortes ou encore par le rythme accéléré de constructions immobilières. A titre anecdotique mais significatif, l'évolution sur quelques années de la version des Pages jaunes birmanes témoigne de cela.

Les réformes sont allées à un train tel que les Birmans peinent toutefois à digérer ce festin après tant d'années de vaches maigres. Et même, tout le monde n'a pas encore été servi ni même convié à s'asseoir au banquet. Si les acteurs extérieurs étatiques ou non étatiques de tout poil (ONG, Think Tank, entreprises, investisseurs, touristes, etc.) s'assurent chacun leur part de gâteau, les Birmans restent toutefois sur leur faim. La situation économique du pays demeure difficilement soutenable et divers secteurs, l'éducation par exemple, sont exsangues. Preuve en est, le maintien d'une importante migration birmane - intérieure ou vers d'autres pays de l'Asie du Sud-Est pour la plupart- qui est à l'œuvre depuis le début des années 2000. Les résultats partiels du recensement de 2014, le premier depuis des décennies- indiquent une population totale inférieure aux prévisions (51.4 millions au lieu de 60 millions), qui s'explique notamment par le fait que le nombre d'émigrés est inconnu. A l'inverse, le retour au pays de nombreux exilés demeure timide malgré des appels lancés en ce sens par les dirigeants birmans. De plus, le décalage entre riches et pauvres s'accroît et l'exaspération est manifeste parmi la population.

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A global view of the protesters' camp (© 2014 / A. de Mersan)
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Details of the protesters' camp (© 2014 / A. de Mersan)
Centre ville de Rangoun, août 2014.
Après des décennies de dictature, liberté recouvrée de s'exprimer publiquement sans crainte de représailles.
Campement de manifestants demandant la restitution des terres accaparées par les militaires.
(© 2014 / A. de Mersan)La recherche dans la transition...

En Août dernier se tenait à Singapour la Conférence internationale bisannuelle des études birmanes. Ce fut l'occasion de présenter l'état de la recherche sur le pays dans ce contexte particulier d'ouverture et de transition lequel, d'ailleurs, a favorisé l'apparition d'une nouvelle génération de chercheurs.

La recherche actuelle rend évidemment compte de cette période de réformes, des nombreux changements afférents ainsi que de l'actualité la plus immédiate du pays, qu'ils soient l'objet même de la recherche ou - le plus fréquemment - qu'ils se soient imposés à elle. Ainsi, les violences qui ont éclaté en juin 2012 dans l'Etat d'Arakan (Rakhine) entre bouddhistes et musulmans ou, de façon plus large, la question de la place de la religion dans la transition actuelle, présente dans de (trop?) nombreuses communications, a masqué d'autres problèmes et occulté des questions peu développées au regard d'autres enjeux. L'enjeu du prochain scrutin, marqué par des formes d'alliances politiques inédites, l'apparition d'une pluralité de nouveaux acteurs liés au processus de paix, et l'émergence d'une « société civile » (quoi que la notion devrait être mieux définie en contexte birman), a été l'objet de diverses présentations. Ou encore, les contributions ont porté sur la demande pressante dans la population de modification de la constitution de 2008 en vue notamment d'instaurer un système fédéral, de limiter le pouvoir des militaires ou de permettre à Aung San Suu Kyi d'être candidate à la présidence. D'autres aspects relatifs aux difficultés de construction et de cohésion nationale mériteraient d'être davantage traités comme les mouvements armés en cours dans l'Etat Kachin. Il en va de même pour la question foncière et les enjeux autour de la restitution des terres confisquées par les militaires ces dernières décennies, le développement économique et l'absence de redistribution des bénéfices de l'exploitation des ressources naturelles aux populations locales ou le mécontentement croissant à l'encontre des projets et investissements chinois à tout va. Étonnamment, la question de l'émigration suscite aussi peu d'études. Certes, il est difficile d'évaluer comment ce phénomène même a pu contribuer aux changements récents ou participer de la Birmanie contemporaine, dans ses choix de développement notamment.

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 Dr Kyaw Yin Hlaing, Dr Zaw Oo, Dr Thant Myint-U, Dr Ma Thida, the speakers of the opening session of the Burma Studies Conferences (© 2014 / ISEAS)
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A plenary session of the Burma Studies Conference (© 2014 / ISEAS)
Séance plénière d'ouverture de la Conférence bisanuelle des études birmanes
(Burma Studies Conference)qui a eu lieu en août 2014 à Singapour.
Émergence d'une nouvelle recherche internationale consécutive à l'ouverture du pays,
cette conférence a été ouverte par des représentants du gouvernement birman
et des représentants de la société civile.
(© 2014 / ISEAS)

Dans ce contexte, l'émergence d'une diversité d'acteurs mais aussi d'opinions, de pouvoirs et d'intérêts qui s'expriment dans la Birmanie d'aujourd'hui déroute quelque peu le chercheur qui peine à établir une vue d'ensemble, à apprécier des tendances générales, ou les positions dominantes dans le domaine religieux, politique ou dans les médias, dans un concert proche de la cacophonie.

Plusieurs invités birmans ont souligné l'absence de débats publics autour de grandes orientations futures dans le contexte actuel. Si aujourd'hui, dans le pays, chacun donne à entendre sa voix, s'exprime publiquement et ouvertement, les lieux réels pour discuter, débattre ou se concerter sont inexistants: comment anticiper (cf. envisionning Myanmar était la thématique de la conférence)?A quels modèles les Birmans se réfèrent-ils, à quels lendemains rêvent-ils et dans quel type de société se projettent-ils au-delà le simple mot de «démocratisation», dans les domaines de l'économie, du social, de la politique?

Autre aspect remarquable, un vrai décalage d'opinions et d'analyse existe parfois selon que l'on se place du point vue extérieur ou intérieur, ou encore du point de vue des acteurs du changement ou des observateurs. Les Birmans présents à la conférence des études birmanes ont parfois exprimé leur exaspération vis-à-vis d'une position étrangère sans doute trop intrusive et pressante: un regard étranger qui se pose en expert, en modèle, distribue bons et mauvais points, croit comprendre, juge et ne se pose jamais la question de sa légitimité. Par ailleurs, que sait-il et comprend-il de la culture birmane pour s'autoriser ou s'imposer comme acteur extérieur, comme porte-parole ou analyste? Exaspération aussi devant une critique qui ne mesure peut-être pas toujours l'état dans lequel se trouvait la Birmanie au lendemain des élections de 2010, le chemin parcouru dans ces réformes toujours en cours où tout était (et demeure) à construire ou à reconstruire. Le décalage se voit, par exemple entre les versions, birmane ou anglaise, des sites d'information sur le pays. Selon la langue choisie, les sujets traités diffèrent.

Dans un autre registre, la parution de l'article en juillet 2013 du Time magazine intitulé «The face of Buddhist terror» avec en couverture, le portrait du moine birman, U Wirattu, réputé pour son nationalisme religieux illustré par une campagne de boycott des entreprises musulmanes, a participé de ce fossé ressenti en Birmanie. De même, la différence d'appréciation est saisissante à propos du conflit en cours en Arakan. Tandis que les Arakanais (bouddhistes) sont perçus, décrits et condamnés souvent sans nuance par la communauté internationale comme les agresseurs racistes et ultra nationalistes des victimes musulmanes apatrides, dans le pays, ils apparaissent à de nombreux égards aux yeux des Birmans comme légitimes dans leurs positions, voire comme «montrant la voie». Ce décalage a abouti au départ précipité d'Arakan au printemps dernier des ONG internationales. De telles situations de tensions ou de violences imposent d'adopter une démarche compréhensive afin de prendre le nécessaire recul. Qu'apporte alors la recherche anthropologique?

Pour le chercheur de longue date de la société arakanaise, il s'agit de faire entendre une voix «de l'intérieur» sans en être le porte-parole, c'est-à-dire, de donner des éléments de compréhension, même si cela s'apparente à complexifier une situation. Il s'agit d'expliciter notamment la construction historique de la figure de l'Indien (kala) et de l'étranger dans la société arakanaise, ou encore d'expliquer de quoi relève ce que l'on peut appeler, faute de mieux, le «patriotisme» ou le «nationalisme» arakanais. Mais encore, par exemple, de dire les fondements de la peur de l'islam dans ces sociétés.

A l'instar des pays anglo-saxons ou d'Europe du Nord, faudrait-il s'impliquer davantage et mettre en place une recherche française plus participative et engagée, en l'occurrence, dans le cas de la Birmanie contemporaine, à penser une éventuelle contribution au processus de paix et de réconciliation nationale, en formulant des recommandations?

Alexandra de Mersan
Ethnologue
Maître de conférences à l'INALCO,
chercheur associé au centre Asie du Sud-Est (EHESS/CNRS)

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 A sample of the newspapers published each day (© 2014 / A. de Mersan)
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Burmese reading newspapers in the street, some reading several different titles (© 2014 / A. de Mersan)
Rangoun, août 2014, foisonnement d'une presse libre de s'exprimer.
La lecture quotidienne de plusieurs journaux est monnaie courante actuellement en Birmanie
après des décennies de propagande officielle et de contrôle des médias
par un implacable organe de censure, aboli en 2013.
(© 2014 / A. de Mersan)
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Jour d'observance religieuse au sanctuaire de Maha
novembre 2014
Alexandra de Mersan
Ethnologue, maître de conférences à l'Inalco