Découvertes archéologiques et route de la soie

Désert et anciennes oasis du Xinjiang

Le Xinjiang (Région Autonome Ouigoure) enserre, entre les monts Tianshan au N et la chaîne des Kunlun au S, un vaste désert froid, le Taklamakan (environ 1000 km E-O et 500 N-S). Il est de nos jours bordé d'oasis agricoles placées sur des cours d'eau dévalant de ces montagnes, parmi lesquels certains furent autrefois plus grands et plus puissants que de nos jours. Plus au N, le Xinjiang englobe une partie de l'Altaï, colossal massif montagneux qui fut longtemps le domaine de nomades pasteurs.

Des découvertes archéologiques, parfois spectaculaires, ont permis au fil des années de porter à la connaissance du monde savant et du grand public un univers que subsume l'appellation de « route de la soie ». Cet univers possède depuis le 1er siècle ses particularités, qui pour une part largement connues et que l'on peut esquisser à grands traits. On restitue ainsi le commerce à longue distance de la soie chinoise de l'empire des Han vers l'Occident, l'empire des Kouchans (Inde, Afghanistan), celui des Parthes (Asie centrale, Iran et Mésopotamie) et celui des Romains. On reconstitue aisément encore les développements de ces échanges, plus tard, entre la Chine des Tang et les royaumes des Sogdiens, des Huns Hephtalites, des Sassanides et jusqu'à l'empire de Byzance. On comprend bien aussi que le bouddhisme pénétra en Chine depuis l'Inde par ces immensités désertiques, tandis que le zoroastrisme, le manichéisme et le christianisme nestorien cheminaient depuis leurs sources moyen-orientales. Il est notoire toujours que furent parlées et écrites au Xinjiang des langues aussi variées que le saka khotanais (groupe iranien), le turc Ouigour et le mystérieux tokharien (langue indo-européenne proche de langues italiques anciennes). Nul n'ignore enfin que ces civilisations nous sont accessibles par les vestiges prestigieux de grands sanctuaires bouddhiques, ornés de statues ou de vives peintures pariétales, et dans lesquels les expéditions des environs des années 1900 ont parfois recueilli de précieux manuscrits : chacun a visité ou ira admirer les collections du Musée National des Arts Asiatiques Guimet ou de la Bibliothèque Nationale à Paris, ou celles des grands musées du monde.

A Karadong, la Mission Archéologique Franco-Chinoise de la Keriya (CNRS-Ministère des Affaires Etrangères / Institut du Patrimoine et de l'Archéologie du Xinjiang - IPAX) a mis au jour au cours de ses expéditions des vestiges d'une oasis de l'époque Han-Jin. Les poutres d'un fortin et de maisons, telles des épaves échouées sur le sable, avaient déjà été repérés en partie par Sven Hedin et Aurel Stein, les explorateurs du tournant de 1900. Mais c'est grâce au jeu des déplacements des dunes et au prix de longues marches dans les sables, que deux sanctuaires bouddhiques purent être récemment étudiés avec précision. Ces temples étaient ornés de peintures murales datées du 3ème siècle, qui sont très indianisées et prennent place parmi les plus anciennes connues. Fragmentées parmi les décombres des murs ruinés, elles durent être prélevées, transportées puis restaurées avec soin. Certaines d'entre elles sont aujourd'hui exposées au Musée d'Urumqi.

Le Bouddhisme en ses monastères est très présent, certes, mais qui sait aussi, par exemple, que de rares fragments des écrits d'Evagre le Pontique ont été retrouvés sur ces itinéraires, traduits en langue sogdienne ? Evagre était un moine grec d'Asie mineure du 4ème siècle, qui devint ermite au désert d'Egypte. Son importance fut énorme pour l'origine du monachisme latin, aussi bien que pour la tradition monastique orientale. Pourtant, ses traités furent en partie anéantis par la tradition grecque (comme censés véhiculer des thèses hérétiques d'Origène), alors qu'ils furent conservés (par parties) non seulement en copte, en arabe, en syriaque, en arménien et qu'ils circulèrent donc aussi en sogdien, destinés à des communautés centrasiatiques. Route de la soie par conséquent… certes, mais aussi route de la bure des anachorètes.
Et ce tissu de relations, enchevêtrées à divers niveaux des cultures qui dialoguaient, nous est aujourd'hui appréhendable grâce aux trouvailles archéologiques faites dans les conditions arides des sables et dans les froids de la haute montagne. Ces milieux conservent les matériaux métalliques et minéraux, comme partout, mais ils gardent aussi l'organique, et donc les textiles. L'étude de ceux-ci, comme toute la bio-archéologie, plongée dans la dynamique évolutive du contexte environnemental, ouvre des perspectives nouvelles. Ce sont par là les racines très anciennes de ces relations à longue distance des oasis du Xinjiang avec le monde qui commencent tout juste à être connues aujourd'hui.

Voyons-les en remontant le temps, d'abord par l'Orient hellénisé, puis par celui des Perses achéménides, contemporains des Zhou et des Royaumes Combattants. Enfin essayons d'approcher l'an mil (avant) et d'aborder le second et même le troisième millénaire, quand les rivières s'épandaient dans des deltas endoréiques loin dans le Taklamakan, faisant fleurir les oasis, là où règne aujourd'hui, bosselant l'infini, le monotone moutonnement (je devrais dire « chamellement ») des dunes.

Quid de Graecis ? Après Alexandre, de puissants royaumes grecs dominèrent en Bactriane (Nord Afghanistan et Sud Ouzbékistan et Tadjikistan) puis dans le bassin de l'Indus. A notre connaissance, leur influence ne s'étendit jamais à l'est du Pamir. Pourtant, venant de cet Orient hellénisé qu'ils marquèrent si profondément de leur empreinte, et où l'art revêtit une importance nouvelle, comme une aura d'images atteignit les profondeurs de l'Asie intérieure. Une statuette en bronze de hoplite grec au casque à cimier du 4ème siècle ne fut-elle pas découverte dans la vallée de l'Ili ? Mais pour nous, ici, deux transcriptions de peintures hellénisées sur des tissus manufacturés en Asie centrale serviront d'exemples. La première a été trouvée par une mission soviétique jadis en Mongolie, sur le site de Noin Ula, dans une tombe de nomades (Xiongnu ou Huns), conservée par le froid. Elle représente de nobles cavaliers et une frise d'Erotes (Amours) dans un rinceau. La seconde a été découverte par l'IPAX au Xinjiang, au S du Taklamakan, à Shanpula, dans une sépulture d'agriculteurs-pasteurs, gardée intacte par l'aridité. Elle porte l'effigie d'un souverain diadémé, armé d'une lance, et un centaure. La vue de trois quarts des « portraits » comme le modelé nuancé des chairs indiquent l'origine picturale hellénistique. Et les tombes dans lesquelles ont été faites ces découvertes avaient gardé des restes de corps momifiés.

Les Achéménides, qui dominaient l'Asie au milieu du 1er millénaire (6-4ème s.) pas plus que les Grecs n'ont jamais régné au-delà du Pamir. Pourtant, leur influence s'y est bien propagée. Les tombes gelées de l'Altaï, en Sibérie (Pazyryk), au Kazakhstan (Berel'), en Mongolie, et certaines des Tianshan au Xinjiang (Alagou) ont magnifiquement préservé les échos de l'art perse chez les nomades scythes, des décennies même après la fin du dernier Darius. Les formules plastiques auliques mises au point à Persépolis ou à Suse, adaptées à des objets orfévrés ou passées sur des étoffes, des tapis, des feutres ou des pièces en bois, rencontraient là les savants graphismes des soieries chinoises provenant du cœur de l'Empire du Milieu.
A Berel', dans l'Altaï kazakhstanais, la mission conjointe de l'Institut d'Archéologie Margulan et l'Académie des Sciences et de la Mission Archéologique Française en Asie Centrale – MAFAC (CNRS-Ministère des Affaires Etrangères) a localisé, après deux saisons d'explorations planifiées un grand kourgane gelé qui fut fouillé entre 1998 et 2000. Il avait été pillé par le passé, mais les vestiges découverts dans la glace, notamment les corps de treize chevaux entièrement sellés et harnachés. Les analyses en cours donnent des aperçus novateurs sur les fourrures, les étoffes et les ornements de brides en bois sculpté, doré ou étamé. L'art achéménide, comme l'art des steppes, y apparaissent brillamment, mais les caractérisations des restes animaux et humains sont maintenant poussés jusqu'à l'analyse de leurs ADN et de leurs parasites : chevaux comme squelettes ont fait l'objet d'études précises à la limite entre la fouille et l'autopsie.

Tout cela chez des Scythes nomades. Mais qu'en était-il des agriculteurs sédentaires des oasis du Xinjiang, qui étaient-ils et comment vivaient-ils ? Ils étaient culturellement des « cousins des Scythes ». Le simple exemple de leur costume et notamment de la coiffure féminine le montrera immédiatement et simplement.

Djoumboulak-Koum est un site découvert en 1994, planté en plein cœur du Taklamakan, rongé par l'érosion éolienne et oblitéré par les déplacements de barkhanes. Cette découverte, faite à la suite d'une exploration raisonnée et systématique, effectuée en chameau à l'aide d'images spatiales et de GPS, ne devait rien au hasard. Autrefois, au milieu du 1er millénaire av. J.-C., il s'était installé sur l'un des vieux deltas de la Keriya. A notre grande surprise, ce site de 8 ha se révéla être muni d'un rempart et inséré dans un beau réseau d'irrigation qui dérivait son eau de bras de l'ancienne Keriya. Là encore, les botanistes, zoologues, architectes, anthropologues de la mission furent gâtés par la qualité des restes, retrouvés préservés par la sécheresse. Dans les alentours du site, quelques petits cimetières conservaient les restes de personnages aux corps momifiés naturellement. Ceux-ci ont fait l'objet d'études, à la croisée de l'archéologie et de la médecine légale, à l'Institut du Patrimoine et de l'Archéologie du Xinjiang et dans un hôpital d'Urumqi. Les hommes étaient vêtus de pantalons (parfois ornés de galons brodés), tuniques et pelisses et coiffés de bonnets, le costume considéré comme celui des cavaliers nomades. Quant aux dames, qui étaient vêtues de jupes (ornées de bandes de tapisserie pour certaines), elles portaient des coiffes complexes démesurément hautes, à l'instar de celles des femmes nomades de l'Altaï.

Et au Fer Ancien et à l'Âge du Bronze. Sur la Keriya, des indices montrent qu'un peuplement s'était installé dès l'âge du bronze au 2ème millénaire au moins. Pourtant, la découverte récente la plus importante vient du site funéraire de Xiaohe (Lop Nur) qui a été fouillé au cours des trois dernières années par l'IPAX. Là encore, la zone est aujourd'hui totalement désertique et éloignée de tout cours d'eau. Ce cimetière, utilisé durant des siècles au 2ème millénaire, nous fait connaître les aspects d'une culture très riche et très énigmatique, sans parallèle connu. Pourtant, si l'organique n'y avait pas été préservé, nous n'en eussions quasiment rien su, car rien ne nous en serait parvenu, hors les ossements qui eussent indiqué des tombes « très pauvres » et quelques « offrantes animales ». En effet, ces agriculteurs et éleveurs étaient peu utilisateurs de pierre ou de métal, alors que le bois, le textile, la fourrure, la peau, la plume, la vannerie, la sparterie, le tressage et les couleurs, teintes ou peintes, nous en communiquent une image chatoyante, très frappante. Des années seront nécessaires pour analyser ces exceptionnelles trouvailles.

L'archéologie de l'organique, intimement liée à l'environnement, est aussi l'archéologie des autres, des oubliés, de ceux qui ne s'étaient pas organisés en empires pour construire des monuments de pierre comme nous en connaissons en Europe méditerranéenne, en Egypte ou au Pérou. Pourtant ces cultures anciennes, très intégrées à leur environnement naturel, ont dominé l'Eurasie pendant des millénaires et ce sont peut-être les ancêtres de certains d'entre elles qui ont par exemple peuplé les Amériques ou repeuplé l'Inde ou l'Iran. Des modifications climatiques ou environnementales furent-elles aux origines de ces « grandes » migrations ou invasions qui partirent d'Asie centrale ? C'est possible, mais les mécanismes qui fondent la part de « déterminisme environnemental » dans l'évolution des sociétés humaines sont encore très loin d'être bien connus. Toujours est-il que de nos jours, les progrès des sociétés industrielles comme le réchauffement climatique mettent en danger ces rares vestiges de milieux fragiles et instables, toujours dépendants de la déglaciation et de la désertification, sans parler de l'impact anthropique direct ou indirect.

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septembre 2006
Henri-Paul Francfort
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire Archéologies et sciences de l'antiquité, Nanterre