Des vertus de l'approche pluridisciplinaire et interculturelle

Régions et études coréennes

C'est en choisissant le thème apparemment banal de la région comme un de ses axes de recherches, que l'équipe de sciences sociales du Laboratoire d'Etudes Coréennes (UMR 8033 EHESS/Paris VII/EFEO dirigée par A. Guillemoz) a renouvelé il y a quelques années ses orientations de recherches.
Jusqu'à la fin des années 1990, les travaux du laboratoire avaient privilégié un cadre d'analyse national, l'objet d'étude étant la Corée dans son unicité et son identité. Un déplacement des problématiques vers l'échelle moyenne apparut alors d'autant plus fructueux qu'en Corée du Sud la « question régionale » (chiyŏk munje) a émergé depuis le milieu des années 1980 comme un des enjeux du discours sur les différenciations territoriales de la nation. La réforme administrative de 1994, accordant aux collectivités locales des pouvoirs accrus, a alimenté ces débats. Parallèlement, on constate en Corée du Sud l'existence d'un fort régionalisme dont la dimension politique est tout à fait originale : les élections municipales et présidentielles de 2002 ont perpétué le vote des électeurs du Yŏngnam (le Sud-Est) pour les candidats originaires de leur région. Ce régionalisme coréen se nourrit de la concurrence féroce entre le Sud-Est, le Sud-Ouest et la région de Séoul, et se cristallise sur la discrimination contre le Honam (le Sud-Ouest).

La région, surprise fédératrice

L'équipe de recherche s'est donc attaquée à une notion difficile (la région), mais qui apparaît aussi comme un échelon toujours présent de la relation entre l'homme et la terre, ne serait-ce que dans sa dimension sentimentale (l'appartenance régionale) ou opérationnelle (l'aménagement). Concept polysémique pour les géographes qui en sont théoriquement les spécialistes, la région aurait pu faire fuir les autres sciences sociales. Or, c'est le contraire qui s'est produit : le projet a démarré en rassemblant les savoir-faire de la géographie (V. Gelézeau), de l'archéologie (L. Denès) et de l'histoire (A. Delissen, Y. Bruneton, M.-O. Rivé-Lasan), afin de produire une réflexion originale sur l'espace et la culture en Corée, à travers l'objet-test de la région.

La région, ici et là-bas

Comme cela se fait naturellement dans nos champs de recherche, qui nous amènent à naviguer entre la France et l'Asie, quelques collègues coréens (O. Jeong, S. Park, W. Yi) se sont joints à notre quête.
Cela a compliqué nos affaires, d'abord parce que les terminologies françaises et coréennes ne correspondent pas, ensuite parce que la région n'est pas une notion plus claire là-bas qu'ici. Nos efforts ont donc d'abord porté sur les difficultés inhérentes à la communication interculturelle sur l'espace, celui des uns n'étant pas celui des autres. Pourtant, ici comme là-bas, la région renvoie à une portion d'espace d'échelle moyenne qui constitue une partie d'un tout. Au-delà de ce plus petit commun dénominateur de la région, la question régionale se décline différemment en France et en Corée, notamment dans l'exercice du découpage de l'espace national ; la géographie régionale française s'y adonne volontiers alors que les découpages de la Corée produits par les géographes coréens obéissent à une logique dominante fondée sur la division en to (province administrative).
C'est ainsi l'approche pluridisciplinaire du projet qui a permis de ne pas spéculer indéfiniment sur les différentes manières de découper la Corée en 8, 11 ou 32 parties, provinces ou régions, mais bien plutôt de s'interroger sur la logique qui sous-tend ce pouvoir des provinces coréennes (to).

Le pouvoir des provinces coréennes

Le lecteur curieux trouvera dans le numéro d'automne de Géographie et Cultures (n°51, spécial Corée) les résultats des recherches du groupe de travail dont je ne suggère ici que les principaux thèmes.
Le premier porte sur la dimension dynamique de la région, en perpétuelle transformation (W. Yi). Cet aspect évident dans le monde contemporain se traduit en Corée par des réorganisations territoriales et des changements de statut (O. Jeong). Mais les recherches en archéologie montrent que l'évolution des aires culturelles du sud de la péninsule se dessine dès la période proto-historique (L. Denès).
La deuxième thématique renvoie à la prégnance du découpage administratif déjà évoqué. Une forte tradition écrite liée à l'appartenance de la Corée au monde sinisé a aussi produit des « normes » de la division spatiale en Corée. Bien plus, la vision des provinces construite par l'administration de la Corée ancienne semble porteuse de discriminations liées à des enjeux politiques (Y. Bruneton, A. Delissen). Et cette instrumentalisation des provinces dans le discours officiel de l'Etat s'est appliquée à une période très contemporaine (S. Park).
Le problème de la discrimination contre le Sud-Ouest (le Honam, province du Chŏlla) a été l'un des points récurrents de la recherche. Dans sa dimension politique, cette discrimination est une situation récente liée au processus de développement sud-coréen (S. Park, M.-O. Rivé-Lasan), car dans la Corée ancienne, elle portait plutôt contre les provinces du Nord (Y. Bruneton, A. Delissen).
Enfin, plusieurs chercheurs (Y. Bruneton, A. Delissen, M.-O. Rivé-Lasan) ont souligné l'importance des tissus sociaux et des réseaux humains dans l'existence même des régions en Corée : lignées méritantes et territoires, hauts-lieux et personnages célèbres dessinent une géographie morale de la Corée déterminant le pouvoir des provinces coréennes.

Finalement, sur des thèmes divergents voire contradictoires, avec des outils différents, les recherches du groupe de travail ont pris sens en se faisant écho et soulignent encore, s'il en était besoin, les vertus d'une approche pluridisciplinaire et interculturelle.

Evénements liés au projet

- Journée d'Etudes du 16 janvier 2003 à la Maison de l'Asie (Paris) organisée par l'UMR 8033
- Présentation d'un panel « Region, Regionalism and Regionalization in Korea » au colloque annuel de l'Association for Asian Studies (San Diego, mars 2004)
- A paraître : n° 51 de Géographie et Cultures, spécial « Régions de la Corée ».

Participants au groupe de travail :

Yannick BRUNETON, MCF, Université Paris 7 ; Alain DELISSEN, MCF, EHESS ; Laurence DENÈS, post-doctorante, LEC ; Valérie GELÉZEAU, MCF, Université de Marne-la-Vallée ; JEONG Okju, chercheuse, Korean Research Institute for Human Settlement (KRIHS) ; PARK Sanghoon, MCF, Asiatic Research Center, Korea University ; Marie-Orange RIVÉ-LASAN, doctorante EHESS ; YI Wonho, chercheur, Centre d'Etudes Régionales (Chiyŏk yŏn'guwŏn) de l'Université Nationale de Séoul.

Pour en savoir plus sur le LEC et les études coréennes : www.ehess.fr/centres/cresc

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juin 2006
Valérie Gelézeau
Univ. de Marne-la-Vallée, Laboratoire d'Etudes Coréennes (UMR 8033)