Juin 2012 - Vers une meilleure compréhension des capitalismes asiatiques ?


Bourse Tokyo, Japon (© Wikimedia Commons)

Le retour des analyses comparatives du capitalisme… sans l'Asie

Après un hiatus durant la première moitié des années 90, période durant laquelle était répandue l'illusion que les systèmes économiques convergeraient tous vers le modèle anglo-saxon du capitalisme, les analyses comparatives du capitalisme ont été très actives pendant plus de dix ans. Elles ont établi que la diversité des capitalismes s'était plutôt renforcée depuis le début des années 90, malgré des pressions comme la chute des régimes socialistes, la mondialisation ou le nouveau régime technologique. Cette diversité maintenue ne signifie pas la stabilité et de nombreuses études ont montré l'existence de différents types de changements, depuis le plus radical jusqu'au plus modéré. De nouveaux champs furent étudiés et l'on a pu observer plus particulièrement l'émergence d'un nouveau champ : l'économie politique de la diversité du capitalisme et des changements institutionnels (Amable, 2004).

Cependant, dans le cadre des débats sur la diversité du capitalisme, en sciences sociales, économiques et politiques, il faut reconnaître que les capitalismes asiatiques ont fait l'objet de moins de recherches que les autres, à quelques exceptions près (par exemple, Whitley, 1994 ; Orru et al., 1997 ; Boyer et al. 2011). L'une des raisons de cette situation est que les chercheurs dans le domaine de l'analyse comparative du capitalisme sont essentiellement américains et européens. Une autre raison est que l'attention s'est portée d'abord sur la diversité interne des capitalismes en Europe, comme dans Amable (2004). La dernière raison est peut-être aussi la prééminence de l'explication culturelle dans les systèmes économiques asiatiques.

Vers un nouveau programme de recherche : intégrer l'Asie dans la perspective comparative du capitalisme

De ce fait, les théories et concepts de l'approche comparative du capitalisme doivent encore être appliqués à l'Asie et testés dans ces configurations institutionnelles spécifiques. La nature même du capitalisme, sa diversité interne, et les différentes formes de changement institutionnel sont des questions qui sont particulièrement fascinantes pour analyser l'Asie. Nous pensons que les théories comparatives du capitalisme offrent des outils intéressants pour analyser et comprendre les tendances actuelles en Asie.

Plus spécifiquement, une analyse renouvelée de l'avantage comparatif institutionnel et des différents modes de croissance capitaliste est requise pour comprendre les tendances suivantes: le manque apparent de cohérence et l'immense hétérogénéité du mode de production capitaliste, de sa régulation et de la construction des institutions associées, dans le cas de la Chine ; les vitesses différentes de changement au Japon et en Corée, malgré des dispositions institutionnelles apparemment similaires ; les structures institutionnelles spécifiques des cités-états, comme Hong Kong et Singapour ; l'intégration rapide de différents modèles et niveaux de développement économique dans le «Cercle de la Chine», particulièrement entre la République populaire de Chine et Taiwan ; et les spécialisations industrielles idiosyncratiques en Inde, basées sur le textile, les technologies de l'information ou les services, comme les centres d'appel.

Un exemple : analyser les nouveaux systèmes sociaux qui apparaissent au Japon, en Corée et en Chine

Un exemple concret de l'intérêt et de la nécessité de conduire une nouvelle série d'analyses sur les capitalismes asiatiques porte sur les inégalités croissantes dans des pays comme le Japon, la Corée (du Sud) ou la Chine, et les nouveaux systèmes sociaux qui apparaissent dans ces trois pays (Boyer & Lechevalier, 2012).. Les inégalités croissantes dans ces trois économies sont juste l'un des changements qu'elles ont connus durant les dernières décennies, mais elles sont certainement l'un des plus importants, puisqu'il révèle les contradictions internes, qui demandent, pour être corrigées, de mettre en place de nouveaux systèmes sociaux. Ces trois pays sont loin d'être les seuls qui ont connu l'apparition de telles inégalités. Cependant, certaines analyses récentes tendent à montrer que les racines de cette évolution ne peuvent pas être expliquées correctement par les cadres analytiques dont l'objectif est l'analyse de tendances apparemment similaires aux États-Unis ou en Europe (voir, par exemple, Moriguchi & Saez, 2008, dans le cas du Japon).

D'une manière générale, et du point de vue de l'analyse comparative des capitalismes, les inégalités ne sont ni simplement une conséquence parmi d'autres des caractéristiques d'une forme donnée de capitalisme (au même niveau que les performances macro des économies), ni quelque chose qui va au-delà de la diversité du capitalisme et des économies nationales (comme l'impact de la mondialisation ou du progrès technologique). Elles révèlent la nature profonde de chaque forme de capitalisme. Elles sont l'objet, et non le résultat, du compromis entre valeur ajoutée et partage des risques.

Il est intéressant de noter que la plupart des analyses sur les capitalismes en Asie de l'Est ont mis l'accent sur l'organisation industrielle et l'organisation des entreprises comme caractéristiques dominantes du point de vue de la hiérarchie institutionnelle, ainsi que sur les relations entre l'emploi et les finances du point de vue des complémentarités (Whitley, 1994 ; Orru et al., 1997 ; Amable, 2004). Alors que le développement des systèmes sociaux a été considéré comme un caractère distinctif de certains capitalismes européens par opposition à la forme libérale du capitalisme, on peut dire que la vision dominante des capitalismes asiatiques est qu'ils sont à l'opposé de ce qui peut être qualifié de «capitalisme social» (Amable, 2004).

Notre but est de soutenir que ces analyses passent des capitalismes asiatiques ont sous-estimé ou ignoré les analyses en profondeurs des capitalismes asiatiques du point de vue des systèmes de protection sociale, en adoptant, au moins implicitement, une perspective inspirée par la typologie trop simplifiée d'Esping-Andersen, et qui peut être qualifiée d' «orientalisme de la protection sociale» (Takegawa, 2005). Nous défendons l'idée que la protection sociale est au centre de l'évolution des formes de capitalisme dans ces trois pays. Les crises qui ont affecté le Japon et la Corée durant les deux dernières décennies ont montré la fragilité d'un modèle de croissance reposant presque exclusivement sur l'investissement et les exportations, ainsi que la nécessité d'une expansion des systèmes de protection sociale afin de promouvoir un modèle de croissance plus équilibré; en retour, ce développement pose d'importantes questions concernant le financement de ces nouveaux systèmes et nécessite des décisions politiques concernant la répartion des coûts. En ce qui concerne la Chine, les développements dans le domaine du bienêtre sont perçus par le gouvernement comme un clef pour assurer la survie du régime sinon sa stabilité.

En bref, notre interprétation est que les changements institutionnels du capitalisme asiatique sont déterminés par les changements dans le compromis social. Pour le dire autrement, les nouvelles formes émergentes de capitalisme pourraient mettre la protection sociale au sommet de leur hiérarchie institutionnelle après que l'échec de la «financiarisation» de l'économie au Japon et en Corée ait été reconnu, et que des leçons en aient été tirées, dans le cas de la Chine.

Sébastien Lechevalier,
Maître de conférences à l'EHESS,
directeur et fondateur de la Fondation France-Japon de l'EHESS
(http://ffj.ehess.fr/)

Références

Amable B. (2004), The Diversity of Modern Capitalism, Oxford University Press.

Boyer Robert, Akinari Isogai & Hiroyasu Uemura ed. (2011), Diversity and Transformations of Asian Capitalisms, Routledge.

Boyer Robert & Sébastien Lechevalier (2012), Welfare diversity and evolution in Japan, Korea and China: a régulationnist approach, forthcoming.

Lechevalier Sébastien (2011), La grande transformation du capitalisme japonais, Presses de Sciences Po.

Moriguchi Chiaki & Saez Emmanuel (2008), “The Evolution of Income Concentration in Japan, 1886-2005 : Evidence from Income Tax Statistics”, The Review of Economics and Statistics, 90 (4), p. 713-734.

Orru Marco, Nicole Woolsey Biggart, and Gary G. Hamilton (1997), The Economic Organization of East Asian Capitalism, Sage.

Takegawa Shogo (2005), “Japan's Welfare-State Regime. Welfare Politics, Provider and Regulator”, Development and Society, 34 (2): 169-190.

Whitley Richard (1994), Business systems in East Asia: firms, markets and societies, Sage.


Comment promouvoir l'analyse comparée des capitalismes asiatiques et de leur évolution? Un cadre concret : La création d'un réseau de recherche sur les capitalismes asiatiques au sein de la Society for the Advancement of Socio-economics (SASE)

Convaincus qu'il était temps de combler le fossé et d'intégrer l'Asie dans le domaine du capitalisme comparatif, avec trois de mes collègues, Boy Lüthje (East West Center), Cornelia Storz (Goethe UniversitÄt), Tobias ten Brink (Max Planck Institute for the Study of Societies), nous avons proposé à la SASE (Société pour l'Avancement des Sciences socio-économiques), une association académique de pointe dans les domaines de l'économie politique et du capitalisme comparatif, de créer à partir de 2012 un réseau spécifiquement dédié à l'analyse des capitalismes asiatiques, leur diversité et leurs dynamiques institutionnelles. Ce réseau se concentre sur des questions comme : (a) Dé- ou Ré-industrialisation ? ; (b) Innovation, Gestion des ressources humaines et Création de savoirs ; (c) Au-delà du Marché ou de l'État ? ; (d) Le future du capitalisme asiatique ; et (e) Systèmes sociaux, Inégalités et changements institutionnels. Nous encourageons les contributions d'articles portant sur les capitalismes asiatiques et les papiers adoptant une perspective comparatiste avec les autres capitalismes.

De ce fait, l'idée de base de ce premier réseau régional avec le SASE est de faire de l'Asie un domaine central de la recherche sur les théories du changement institutionnel et sur la diversité du capitalisme. Par ce biais, nous espérons promouvoir un dialogue fructueux entre, d'un côté, les spécialistes de l'Asie et, de l'autre côté, les spécialistes du capitalisme comparatif, y compris ceux travaillant sur d'autres régions. Notre idée est que les frontières devraient disparaître entre les études régionales spécialisées et les autres sciences sociales.

Pour notre première réunion, en juin 2012, nous avons reçu plus de 80 propositions, et nous en avons sélectionné 60. Nous prévoyons de publier plusieurs livres ou numéros spéciaux de revues académiques basés sur les articles présentés dans ce réseau au fil des ans. Un numéro spécial de la Socio-Economic Review (http://ser.oxfordjournals.org/) sur les capitalismes asiatiques, dirigée par B. Amable, S. Casper, C. Storz et moi-même, est déjà prévue pour 2013. Critique Internationale (http://www.ceri-sciencespo.com/cerifr/publica/critique/critique.php), le magazine du CERI, devrait également publier un numéro spécial dans un futur proche. Pacific Affairs (http://www.pacificaffairs.ubc.ca/) pourrait être un autre candidat.

Bien sûr, nous espérons que le «Réseau Asie & Pacifique» puisse devenir prochainement un partenaire de cette initiative.

Informations pratiques

  • Toutes les informations relatives au réseau de recherche sur les capitalismes asiatiques (réseau de recherche Q) peuvent être trouvées sur le site de la SASE : www.sase.org. Chaque année, à compter de 2012, la SASE accueillera des conférences organisées par notre réseau de recherche, durant la première moitié du mois de juin (avec une date limite de soumission fixée approximativement à mi-janvier), en alternance avec les États-Unis et l'Europe. En 2012, la réunion annuelle de la SASE se tiendra au MIT (28-30 juin). Nous espérons pouvoir organiser la première réunion de la SASE en Asie d'ici 2016
  • Ce réseau attribuera chaque année un prix du meilleur article sur les capitalismes asiatiques (montant : 1000 €), avec le soutien de la Fondation France-Japon de l'EHESS. Il financera également des bourses de séjour et des subventions étudiantes sur une base compétitive. Pour plus d'informations sur la Fondation France-Japon de l'EHESS, voir le site trilingue (français, anglais, japonais) : http://ffj.ehess.fr/ ou envoyer un message à : ffj@ehess.fr
  • J'organise également un séminaire annuel à l'EHESS sur «Le capitalisme asiatique : diversité et changements institutionnels». En 2012-2013, ce séminaire se tiendra de décembre 2012 à mars 2013 et accueillera les contributions, entre autres, de Hideaki Miyajima (Waseda), Masayo Fujimoto (Doshisha), Suzanne Berger (MIT).
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Couverture
juin 2012
Sébastien Lechevalier
Économiste, maître de conférences, EHESS