La fin du "système Flosse" ?


Les archipels de Polynésie française,
dont la population s'élève à 276 831 habitants (recensement 2013),
s'étendent sur une superficie d'environ cinq millions de km²,
soit la superficie de l'Europe de l'Ouest.
(© 2008 / L. Claudel, sous licence Creative Commons)

Les condamnations par la justice puis l'échec de la demande de grâce présidentielle ont entraîné la perte des mandats de Gaston Flosse en Polynésie française le 5 septembre 2014. Ces péripéties semblent amorcer la fin du « système Flosse », même si, à 83 ans, il n'a pas mis définitivement un terme à sa carrière politique.

Gaston Flosse représente une figure politique dont la réputation a dépassé les frontières de la Collectivité d'Outre-mer de Polynésie française. Entre la diabolisation médiatique de « l'homme politique le plus corrompu de la République » et les louanges chantés par ses thuriféraires sur le thème du « père de la Polynésie moderne », l'emblématique président de la Polynésie française surprend par une longévité politique de plus d'un demi-siècle (1957-2014...). Entrepreneur politique rompu à tous les aléas du jeu politique, il est doté d'importantes ressources politiques personnelles (capacités de travail, humour, éloquence), qui lui ont permis d'accumuler les mandats. Capable de se positionner à l'interface du pouvoir local avec les champs national et international, il passe aisément du rôle de défenseur de la France et bouclier contre l'indépendance à Paris, à celui de pourfendeur de l'Etat français à Tahiti. Représentant de la France dans le Pacifique Sud dans le gouvernement Chirac de 1986 à 1988, il met la diplomatie républicaine au service de sa puissance personnelle, en esquissant une diplomatie polynésienne sous la casquette du président de « Tahiti Nui » (Le Grand Tahiti). Il développe notamment des relations avec les puissances asiatiques, dont la Corée du Sud (business divers), le Japon (perliculture) et la Chine (achat de navires, projets touristiques et aquacoles).

Gaston Flosse sous le portrait de Pomare V, dernier monarque tahitien,
lors de son retour à la présidence polynésienne (2013-2014).
(© 2014 /Serge Massau)

Bercé par les deux cultures polynésienne par sa mère et française par son père, Gaston Flosse devient à partir de 1958 le « fils politique » de l'avocat Rudy Bambridge, qui avait hérité de la relation gaulliste tissée par son père avec Jacques Foccart. Gaston Flosse devient au fur et à mesure le représentant de l'oligarchie avec le Tahoeraa Huiraatira (« Rassemblement Populaire »). Il refonde le parti en 1977 sur le modèle du Rassemblement pour le République (RPR). Il fait du parti une machine électorale quadrillant l'ensemble des archipels. Farouchement opposé aux autonomistes qui étaient majoritaires depuis les années 1960, Gaston Flosse devient lui-même autonomiste. Officialisé en mars 1980, ce repositionnement lui permet la conquête du pouvoir local en 1982. Dès lors, il négocie avec l'Etat pour obtenir les compétences les plus larges possibles, notamment en matière économique, voire dans la quête des attributs symboliques de l'Etat (drapeau, hymne, ordre de Tahiti Nui, etc.). Cela se concrétise par plusieurs statuts d'autonomie de 1984 à 2004. Ainsi, la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie a mis en lumière l'extension continue des prérogatives du président de la Polynésie française. Mais les dispositions électorales du texte, adopté dans la hâte et sans un degré de concertation adéquate, se sont retournées dans les urnes contre son instigateur. Le leader indépendantiste Oscar Temaru est alors porté à la tête du Fenua (« pays »). Le Taui (changement, alternance) libéra la parole dans l'espace public et entraîna la mise au jour du système à la suite d'une série d'audits, d'enquêtes judiciaires.

Le « système Flosse » renvoie en fait à un type de domination marqué par la mise en œuvre d'un leadership politique autoritaire, qui s'est traduit par l'avènement d'un pouvoir personnel en régime démocratique. L'avènement du pouvoir personnel du leader tahitien doit beaucoup à la complicité de l'Etat depuis 1982, ainsi qu'à l'échange politique avec son « frère » Jacques Chirac, qui est le parrain d'un de ses fils, prénommé « Jacques ». A partir de l'élection présidentielle de 1995, la fusion des deux pouvoirs présidentiels (local et national) ouvre la voie à des pratiques autoritaires. Ce leadership autoritaire s'est formé dans un espace politique dominé par les relations personnelles et un microcosme notabiliaire propice au straddling (chevauchement des ressources publiques et privées). Le poids de la dimension personnelle et familiale de la politique polynésienne explique en partie le degré élevé de néo-patrimonialisme du « système Flosse ». En effet, outre l'institution sociale du clientélisme partisan, le népotisme et la corruption multiforme ont parfois fait passer le président de la Polynésie française pour le « Parrain » de Tahiti. Peut-être que le recours à l'approche néopatrimoniale permet de parler plutôt d'un « Big Man » tahitien . Il convertit ses ressources politiques en ressources économiques, et inversement. Il mobilise aussi des ressources symboliques « traditionnelles » évoquant la « politique du ventre » (sexe, « pouvoir sorcier »).


Vue aérienne de l'île de Moorea, qui fait face à Tahiti (archipel de la Société).
On aperçoit un logo représentant une fleur detiare(gardenia tahitensis),
emblème de la compagnie aérienneAir Tahiti Nui,
créée et développée pendant la domination politique de Gaston Flosse.
(© 2008 /Rudy Bessard)

Une autre singularité du « système Flosse » renvoie à la mobilisation de ressources coercitives, par la privatisation des moyens de la violence et par une coercition indirecte relevant de la ressource politique de la peur. L'omniprésence du Groupement d'Intervention de la Polynésie française (GIP), sorte de police territoriale, est associée à la surveillance des opposants (et des proches) par le Service d'Etudes et de Documentation (SED). Les mécanismes de coercition indirecte concernent les violences symboliques qui habitent les imaginaires politiques polynésiens. La « chape de plomb » était par exemple une expression revenant régulièrement dans l'espace public pour désigner l'atmosphère du « système Flosse ». Les affaires retentissantes et non résolues de la disparition en 1997 d'un opposant en la personne du journaliste Jean-Pascal Couraud, puis, en 2002, de rivaux du camp autonomiste (Boris Léontieff et Lucien Kimitete), n'ont pas amélioré l'image du chef dans les imaginaires politiques de la population.

En-dehors des leviers de la coercition, le « système Flosse » repose aussi sur la vassalisation des archipels et des communes, et sur le contrôle des espaces de pluralisme, jusque dans les fédérations sportives. Le contrôle de l'information et des médias est mis en évidence par une mainmise sur la presse écrite, par la création d'une agence de presse et d'une chaîne de télévision (Tahiti Nui TV) territoriales, ou en « récupérant » les journalistes récalcitrants ensuite recrutés à la présidence... Bref, le système absorbe l'ensemble des formes de contestation ou de critiques à son égard. De plus, ce tableau d'une domination atypique en régime démocratique s'accompagne d'une confusion entre le parti et le gouvernement. Le chef du parti dirige en même temps l'exécutif local, ce qui apparaît contraire aux pratiques républicaines.

Cette situation autoritaire, inscrite, dans la continuité des pratiques de pouvoir personnel dans la Vème République, a été particulièrement amplifiée par l'enjeu stratégique nucléaire (1965-1996) et par le caractère législatif dérogatoire de la Polynésie française. En outre, le président polynésien reproduit d'une part l'arbitraire du gouverneur, à qui il estime avoir directement succédé. D'autre part, l'univers des pratiques parfois autoritaires des dirigeants gaullistes ont également influencé Gaston Flosse, d'ailleurs longtemps protégé par la qualité de ces réseaux. Mais c'est l'excès dans la recherche de l'accumulation des ressources politiques qui a conduit à l'entropie du « système Flosse » en 2004.

Malgré tout, l'alternance en 2004-2005 n'a pas mis fin à l'ère Flosse. La décennie d'instabilité politique, marquée par la succession d'une dizaine de gouvernements entre 2004 et 2013, n'est pas étrangère à sa chute temporaire. Pour autant, la sanction du droit républicain, pendant longtemps l'instrument du notable, n'a pas empêché un sacre électoral incontestable en mai 2013, après un long travail sur le terrain auprès des militants. Ironie de l'histoire, l'élection du président de la Polynésie française marquant le retour de « Papa Flosse » a eu lieu le même jour que le vote de la réinscription de la Polynésie française sur la liste des Nations Unies des territoires non autonomes à décoloniser - à la suite du lobbying d'Oscar Temaru auprès de ses voisins du Pacifique insulaire. De retour à « sa » présidence, Gaston Flosse tente néanmoins de remettre en place le « système », par exemple en reprenant le contrôle des médias par des hommes d'affaires proches du Tahoeraa. Mais il ne dispose plus tout à fait du même échiquier de ressources politiques en matière institutionnelle, coercitive ou financière. Il renoue notamment le fil du développement des relations avec la Chine, en matière de projets touristiques et aquacoles.


Edouard Fritch, successeur de Flosse,
crispé par les attaques de l'ancien président qui l'a pourtant adoubé.
« Je ne vis pas de la corruption » rétorqua-t-il (La Dépêche de Tahiti, 20 décembre 2014),
après que Flosse a fait voter le groupe Tahoeraa contre une augmentation du salaire du président Fritch.
(© 2014 /Serge Massau)

Finalement, empêtré dans de multiples affaires, dont il s'était magistralement sorti la plupart du temps, une décision de justice a mis un terme à ses mandats, mais pas nécessairement à sa carrière politique. En effet, il a aussitôt été nommé conseiller spécial auprès du président de l'Assemblée de Polynésie française. Puis, il a déclenché une crise interne au Tahoeraa, quand son successeur, Edouard Fritch, président délégué du parti et ancien gendre de Flosse, tâchait de rétablir de bonnes relations avec l'Etat français. Ainsi, Gaston Flosse demande à l'Etat - via une résolution votée le 27 novembre 2014 par une partie de sa majorité à l'Assemblée de Polynésie contre le souhait du gouvernement Fritch -, le versement à la Polynésie française de 90 milliards de Francs Pacifique (FCFP), soit plus de sept milliard d'euros en réparation du préjudice nucléaire ; et de 12 milliards de FCFP (plus d'un milliard d'euros) par an pour « l'occupation » des atolls de Fangataufa et Moruroa, lieux des expérimentations atomiques. Pourtant, au même moment, le nouveau président Fritch est en train de négocier une dotation de l'Etat pour le financement de la protection sociale. En fait, il semble que Gaston Flosse prépare déjà les prochaines élections, s'il est éligible. « La drogue du pouvoir » n'a pas dissipé ses effets. Et le « système Flosse », s'il n'a plus la splendeur de l'époque chiraquienne, ne s'est donc pas complètement évaporé avec la perte de ses mandats, tant le « Vieux lion » conserve une capacité de nuisance politique encore importante.

Le détour par le cas particulier du « système Flosse » pose non seulement la question de la dénaturation de la démocratie dans la Vème République, mais il met aussi en lumière les rapports ambivalents entre l'Etat et ses Outre-mer. L'essoufflement du « système Flosse », qui a durablement marqué la politique polynésienne, ouvre-t-il de nouvelles perspectives pour la Polynésie française, ainsi que pour la politique de la France dans les territoires du Pacifique Sud ? Or, cette politique de la France a été caractérisée jusqu'à présent par une absence d'initiatives politiques, confirmant une sorte d'« impensé » des Outre-mer, et ce, quel que soit le renouvellement des enjeux politiques, désormais irrigués par les flux des transformations géopolitiques, environnementales et technologiques.

Rudy Bessard
Politiste, Chercheur-associé
au Centre Montesquieu de Recherches Politiques
(université de Bordeaux)
et au laboratoire Gouvernance et Développement Insulaire
(université de Polynésie française)


Vue aérienne d'une partie de l'atoll de Rangiroa dans l'archipel des Tuamotu,
menacé par le réchauffement climatique. (© 2006 / Rudy Bessard)

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janvier 2015
Rudy Bessard
Politiste, chercheur associé, Universités de Bordeaux et de Polynésie française