Le Xinjiang et la question ouïghoure

Vaste comme trois fois la France, le Xinjiang a longtemps été un des principaux carrefours des fameuses routes de la soie. Conquis par la dynastie mandchoue des Qing au milieu du XVIIIe siècle, il se situe à la confluence entre le monde des steppes dans sa partie nord et celui des oasis centrasiatiques dans sa partie sud. Le paysage ethno-religieux qui le caractérise est le fruit des interactions ancestrales entre ces deux mondes, le puissant voisin chinois à l’est et les marges voisines du sous-continent indien au sud.


Document 1:Extension maximale
des empires chinois vers le Xinjiang et l’Asie centrale
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2009
Source: Rémi Castets,
«Migrations intérieures et colonisation dans le Grand Ouest de la Chine»,
dans Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.),
L’enjeu mondial: les migrations, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 74.

Au tournant du XXe siècle, cinq ou six grands groupes de populations cohabitent dans la région. Les oasis au sud des Tianshan, c’est-à-dire les oasis du bassin du Tarim, de Turfan et de Komul (Hami) étaient traditionnellement peuplées par la majorité sédentaire musulmane turcophone ouïghoure. Implantés plus récemment plus au nord dans la vallée de l’Ili, ils côtoyaient par ailleurs quelques sujets chinois et hui (populations sinophones musulmanes) essentiellement dans l’est de la province. Hormis les populations tadjikes vivant dans le massif du Pamir, les trois autres grands groupes de populations «autochtones», c’est-à-dire les Mongols et les turcophones Kazakhs et Kirghizes avaient originellement des modes de vie nomades. Ces populations vivent encore aujourd’hui plutôt dans le nord et les zones montagneuses de l’ouest.


Document 2: Le Xinjiang aujourd’hui
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2004
Source: Rémi Castets,
«Nationalisme, islam et politique chez les Ouïghours »,
Les études du CERI, n°10, 2004, p. 43.

Soulevée par de nombreuses insurrections et de brefs épisodes d’indépendance, la région est dans l’imaginaire politique chinois un territoire instable et sensible. Pour assoir leur souveraineté, l’empire Qing durant la deuxième moitié du xixe puis le PCC dès les années 1950 ont promu la colonisation de la région en favorisant l’installation de populations han. L’afflux a été massif et continue d’être canalisé en partie par une structure dépendant du Gouvernement central, les Corps de Production et de Construction du Xinjiang (CCPX). Dissouts dans les autres provinces où ils avaient été mis en place, ils ont là-bas été remis en place au sortir de la Révolution culturelle. Le poids économique de ce conglomérat présent dans de nombreux secteurs d’activités permet de fixer de nombreux immigrants mais aussi via ses forces de sécurité de contribuer au maintien de cette dernière. Les CCPX sont en effet la première force économique de la région. Ils contrôlent près du tiers des surfaces arables et assurent environ le quart de la production industrielle régionale. Comptant moins de 10% de membres issus des minorités nationales, les salaires élevés et les avantages sociaux qu’ils proposent drainent les colons han venus du reste de la Chine. Ainsi, les CCPX abritent encore en leur sein environ le tiers des Han du Xinjiang. L’immigration chinoise tend aussi depuis la période de réforme et d’ouverture à suivre les axes de développement de l’économie privée. Comme dans le reste des marges du Grand Ouest, elle est dominée par les Han. Par convenance mais aussi compte tenu des tensions interethniques, ils préfèrent employer leurs semblables. La demande de main d’œuvre dans l’agriculture, le bâtiment et les travaux publics, l’industrie pétrolière, le tourisme draine ainsi les migrants venus pour la plupart du Sichuan, du Henan et du Gansu.


Document 3: Principales origines des migrants légaux
dans les régions du Grand ouest chinois
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2009
Source: Rémi Castets,
«Migrations intérieures et colonisation dans le Grand Ouest de la Chine»,
op. cit., p. 80.

Ainsi, les Ouïghours qui constituaient les trois quarts de la population de la province en 1949 constituent à ce jour moins de 45% de cette dernière. Quant à la population han, elle est passée durant le même laps de temps de 6 à plus de 40% des 22 millions d’habitants peuplant aujourd’hui la région. Les Han sont désormais majoritaires dans le Nord et l’Est, et leur population s’accroît dans l’Ouest du bassin du Tarim au fur et à mesure que se développent de nouvelles bases des CCPX ainsi que les infrastructures de transport, le tourisme et les centres d’exploitation des ressources naturelles.


Document 4: Evolution de la population han
dans les provinces du Grand Ouest chinois, 1953-2000
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2009
Nous avons fait alterner en rouge et en vert la couleur des courbes
pour des questions de lisibilité.
Source: Rémi Castets,
«Migrations intérieures et colonisation dans le Grand Ouest de la Chine»,
dans Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.),
L’enjeu mondial: les migrations, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 73.

Certes, la politique de stabilisation de la région s’appuie aussi sur des investissements massifs de l’État central afin de développer les infrastructures de transport et de mise en valeur des ressources naturelles. Les transferts issus de l’État central représentant plus de la moitié du budget régional. La région abrite une part importante des réserves de charbon de la République populaire de Chine, plus du cinquième des réserves de pétrole et de gaz naturel du pays et de nombreuses ressources minérales. Pékin s’appuie sur une exploitation intensive de ces ressources pour générer une croissance élevée autant destinée à attirer les Han qu’à augmenter le niveau de vie des minorités nationales. Le Xinjiang était en 1949 parmi les provinces les plus pauvres de Chine. Désormais, son PIB/habitant le classe au 19e rang parmi les 31 entités provinciales chinoises. Cependant, la position dominante des Chinois ethniques dans les cercles de pouvoir et les cercles économiques et les investissements dirigés en priorité vers les zones de colonisation favorisent les colons han. Cela rend par ailleurs plus difficile l’ascension sociale des franges de la société ouïghoure éloignées de ces mêmes cercles. Alors que l’usage du mandarin est devenu obligatoire dans le système scolaire afin de favoriser l’insertion professionnelle de ces derniers, de nombreux Ouïghours continuent de se plaindre de l’absence de moyens dévolus aux établissements scolaires des zones peuplées de minorités. Mal formés et discriminés sur un marché du travail tenu par les Hans, ils peinent à tirer profit d’une croissance économique vigoureuse qui fait la part belle aux Han et s’accompagne d’une sinisation rampante.


Document 5: Enfants issus des marges paupérisées de la société ouïghoure (Kachgar)
© Guirec Poënces

La stratégie de stabilisation de l’État est par ailleurs assortie à un contrôle politique étroit et une répression sévère de toute remise en question des politiques promues par ce dernier. Le Xinjiang a théoriquement le statut de région autonome depuis le milieu des années 1950 mais en réalité les institutions de la région autonome sont sous le contrôle étroit du PCC local, lui-même tenu par des Han relayant les instructions des organes centraux. En dépit d’un bref desserrement du contrôle du Parti et de l’État sur la société dans les années 1980, la reprise en main du Parti par les conservateurs à la fin des années 1980 s’est traduite par la mise en place de dispositifs de contrôle de la société, de la culture et de l’islam de plus en plus étroits et répressifs. Aujourd’hui, la multiplication des réglementations destinées à assoir ce contrôle, les contrôles incessants, les sanctions abusives de la part de policiers ou fonctionnaires trop zélés ou corrompus, nourrissent la défiance des Ouïghours. En outre, les bases locales du Parti et de l’administration qui dans les années 1980 avaient intégré des cadres issus des minorités plus ouverts ont été purgées et mises sous pression. Beaucoup de cadres ou d’imams n’osent plus servir de médiateurs. Ainsi, après une accalmie au début des années 2000, la presse chinoise relate une recrudescence des agressions contre les Hans et les «collaborateurs» ouïghours, voire des attaques de commissariats ou des attentats s’exportant parfois dans d’autres provinces de Chine. Quand les frustrations deviennent insupportables, les Ouïghours descendent parfois en masse dans la rue comme à Khotan en 1995, à Yining en 1997 ou à Urumchi en 2009. La surdité des autorités face aux récriminations des populations locales et les consignes données aux forces de sécurité afin d’étouffer dans l’œuf tout mouvement de contestation conduisent souvent ces manifestations à être durement réprimées.


Document 6: Bazar de Kachgar
© Guirec Poënces

En l’absence de dialogue entre l’État et la société, les franges économiquement marginalisées, exposées aux restrictions religieuses, au zèle ou à la corruption des fonctionnaires, sont sujettes à de forts ressentiments. Les frustrations engendrées par les politiques mentionnées un peu plus haut, ces injustices et la surdité de l’État conduisent parfois des groupes de jeunes à s’attaquer à ses représentants et aux privilégiés dont il défend les intérêts: les Hans ou les «collaborateurs» ouïghours trop zélés. Ces troubles sont souvent mis par les autorités chinoises sur le compte de déstabilisations extérieures de la part des cercles anticoloniaux ouïghours de la diaspora ou des franges jihadistes réfugiées dans les marges pakistano-afghanes ou en Syrie. L’agitation de l’étendard jihadiste est aussi une tentative destinée à isoler l’opposition ouïghoure et à rallier l’Occident aux politiques de stabilisation défendues par Pékin. Défenseur d’un modèle national non-négociable, le Parti rejette en l’état des choses l’identification d’éventuelles problématiques coloniales, toute transition vers le fédéralisme ou tout dialogue sur la redéfinition des politiques mises en place par l’État dans la région. Malgré la dégradation actuelle du contexte au Xinjiang, l’État chinois, fort de sa longue histoire et de sa vision politique sur le long terme, mise sur une croissance forte et une lente sinisation du territoire afin de solutionner le problème ouïghour.

Rémi Castets
Docteur en science politique (Sciences Po Paris) rattaché au CERI,
Rémi Castets est Maître de conférences à l'Université Bordeaux Montaigne (UBM)
et chargé de cours à Sciences Po Bordeaux.
Il est aujourd'hui rattaché au laboratoire TELEM (UBM)
et chercheur associé au Central Asian Program (Georges Washington University).
Ses recherches portent sur les phénomènes idéologiques
dans le Grand Ouest chinois (nationalismes anticoloniaux, islam politique),
les relations de la Chineavec l'Asie centraleet le monde musulman
et la question ouïghoure.


Pour approfondir…

Rémi Castets, « La Chine face au terrorisme islamique», Questions internationales, n°75, septembre-octobre 2015, p. 105-109.

Rémi Castets, «The modern Chinese state and strategies of control over Uyghur Islam», Central Asian Affairs, vol. 2, n°3, 2015, p. 221-245.

Rémi Castets, « Les recompositions de la scène politique ouïghoure dans les années 1990-2000», Relations Internationales, n°145, janvier-mars 2011, p. 87-104.

Rémi Castets, «Uyghur Islam: Caught between foreign influences and domestic constraints», dans Jean-François Huchet, Marlène Laruelle, Sébastien Peyrouse & Bayram Balci (dir.), China, India and Central Asia: A new Great Game?, New York, Palgrave Macmillan/Presses de Sciences Po, 2010, p. 215-233.

Rémi Castets, «Migrations intérieures et colonisation dans le Grand Ouest de la Chine», dans Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.), L’enjeu mondial: les migrations, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 73-84.

Rémi Castets, «Entre colonisation et développement du Grand ouest. Impact des stratégies de contrôle démographique et économique au Xinjiang », Outre-Terre, n°16, octobre 2006, p.257-272.

Rémi Castets, «Nationalisme, Islam et opposition politique chez les Ouïghours du Xinjiang», Les Etudes du CERI, n°110, octobre 2004, 45 pages, <http://www.ceri
-sciencespo.com/publica/etude/etude110.pdf>

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avril 2016
Rémi Castets
Maître de conférences à l'Université Bordeaux Montaigne (TELEM), chercheur associé à l'université Georges Washington (CAP)