Les nomades mongols : une alternative anthropologique ?

La Mongolie, elle n'en a pas le privilège, est un mythe. Que d'images se bousculent et, naturellement, se chevauchent… Bien des certitudes qui n'auraient plus à être vérifiées s'affirment. Une plus que d'autres : l'évidence d'une immuable mobilité. Au point qu'il est courant de rencontrer aujourd'hui un sacrifice à la mode du rejet du terme même de « nomadisme » au profit d' « élevage mobile ». Ne s'agirait-il que d'alléger notre vocabulaire d'un « -isme » superflu… Mais ce choix de termes fait image et fait sens. Croyant mieux cerner dans la mobilité une réalité essentielle, il se détourne en fait de cette dernière au profit d'une apparence qu'impose un regard prisonnier de ses routines et de ses contraintes sédentaires.

Le pastoralisme nomade, et celui des Mongols est exemplaire, n'est ni une errance passive ni l'obéissance à quelque pulsion surnaturelle. C'est le mode de vie d'homme et de femmes qui, comme ailleurs, par leur travail, tentent de se procurer les moyens de leur existence. Ce qui pourrait apparaître comme une simple réponse à des conditions extrêmes, voire comme une fuite devant elles, constitue une stratégie originale, riche et complexe aussi bien dans ses techniques que dans ses valeurs.

Dans sa quête d'existence, l'homme a su, dans les steppes du Nord de l'Asie, maîtriser son destin, en une infinité de compromis entre lui-même et la nature, mais aussi entre lui-même et ses semblables.

La steppe elle-même fournit un grand cadre, étiré de la Mer Noire à l'Océan Pacifique, dont les confins septentrionaux et méridionaux se perdent dans les toundras ou les déserts. Entre les deux, un enchevêtrement de forêts et de prairies, mais aussi un climat ultra continental, marqué surtout par son imprévisibilité et son irrégularité permanentes. Les ruptures sont fréquentes, violentes. À la fois sec et froid, ce climat n'autorise que des récoltes maigres et irrégulières. Plus encore, chaleur et humidité sont loin d'entrer dans une corrélation que ne suggèrent que des moyennes myopes. Toujours possibles, quelques semaines, voire quelques jours de décalage se transforment en sécheresses printanières ou en tempêtes de neige tardives et meurtrières, qui suffisent à déséquilibrer une année entière.

Là où le néolithique avait vu cohabiter la pratique de l'agriculture et de l'élevage, voire de la pêche, l'âge du bronze entame une évolution vers un pastoralisme de plus en plus exclusif : dans la quête d'un équilibre entre énergie dépensée et énergie que procure le travail, l'élevage fournit une réponses souple et efficace. Rendements agricoles faibles et fluctuants sont peu compatibles avec le maintien sur une même terre. Gérer un espace pastoral étendu sur lequel les troupeaux n'exercent qu'une pression supportable est dès lors un impératif. Le bétail, au contraire, peut être dispersé et déplacé aussi bien pour trouver sa nourriture que pour échapper à une calamité toujours menaçante. Source de produits variés, il est aussi, surtout peut-être, un tampon protecteur capable d'absorber les calamités.

Là où les cultures agraires et sédentaires s'inscrivent dans une logique d'accumulation, les éleveurs nomades mettent en œuvre un principe de dispersion, alternant selon les saisons les pâturages et les campements, mais aussi associant dans leur cheptel plusieurs espèces aux conduites et aux besoins complémentaires. D'une région à l'autre, les formes et l'ampleur des nomadisations sont diverses, mais la mobilité nomade n'est ni un but en soi, ni une mystique du mouvement. La mobilité n'est que l'outil de la dispersion, que la mise en adéquation des besoins des hommes, de ceux du troupeau, avec la réalité et la disponibilité des ressources. Ces alternances et cette diversité permettent à l'homme de se soustraire à la fatalité de nouvelles migrations. Paradoxalement, la mobilité nomade, outils de réalisation de la dispersion, est un moyen essentiel pour ne pas avoir à quitter un espace familier, modelé par une domestication sans cesse reprise et répétée.

Ce pastoralisme, qui doit beaucoup aux nécessités que lui imposent les ressources en eau, est un système constitué principalement de petits groupes de population vivant de troupeaux eux-mêmes de taille assez restreinte, dispersés sur toute l'étendue de pâturages que ces groupes ont la force de contrôler.

La répétition des cycles annuels, l'usage des mêmes sites d'hivernage peuvent n'être que des chimères. En quelques jours, un troupeau peut être décimé, anéanti même, par une sécheresse prolongée, par une succession de tempêtes, par la famine, la maladie, les prédateurs. Il n'est pas jusqu'à la prospérité elle-même qui, avec les besoins accrus en eau et en nourriture d'un cheptel plus important, ne remette en question le fragile équilibre des pâturages.

Un élevage nomade dispersé en petits groupes signifie aussi que ces groupes restent faibles, à la merci de changements même infimes dans les rapports de force entre voisins. Si la valeur par trop fluctuante des pâturages en rend la propriété impensable, un droit s'instaure, fondé d'abord sur celui du premier occupant. Mais ce droit reste tributaire de la force de qui l'exerce. Aussi la dispersion nomade, optimale écologiquement et techniquement comporte-t-elle ses propres incertitudes. Lourde de concurrences et de tensions, elle appelle des stratégies sociales complexes. Face à cette fragilité, des alliances s'instaurent, se renouvellent, s'enchevêtrent. Un mode de succession original voit les héritiers prendre leur autonomie au fur et à mesure de leur entrée dans l'âge adulte.

Certaines de ces alliances se fondent donc sur les liens consanguins et matrimoniaux, d'autres sur des solidarités de voisinage et d'intérêt. La puissance, loin de concentrer un immense volume de ressources accumulées, repose sur l'art de contrôler et animer ces réseaux de relations qui, partant de chaque foyer dispersé aboutissent aux périphéries du monde nomade. De temps à autre, les tensions s'aggravant, il n'est pas d'autre issue que des regroupements défensifs plus importants. Ces derniers, par la force des choses, ne peuvent prétendre à la durée : prolonger la concentration des hommes mais aussi des troupeaux sur un espace restreint serait en effet suicidaire. Ils n'en sont pas moins des moments décisifs dans la fondation de l'ordre social. C'est à cette occasion que des lignages imposent leur primauté et affirment leur légitimité. Cette aristocratie, toutefois, n'est pas une caste ou un ordre. Quiconque appartient à cette société y est d'abord éleveurs et nomade.

De loin en loin, cette supériorité d'un moment, qui ne peut viser d'autre but que le retour de la société à sa dispersion, donne naissance à une entreprise plus ambitieuse. C'est alors, au prix peut-être d'un abus de termes, qu'on parle d'un « empire » nomade, d'un de ces « empires des steppes » qui se succèdent pendant près de deux millénaires au cœur de l'Asie centrale. Or ces empires reposent sur une contradiction essentielle : nés des besoins de régulation de la société pastorale nomade en dispersion, et obéissant à ses conditions, ils ne peuvent espérer trouver en elle les ressources et les moyens de leur propre pérennité. La faiblesse et l'irrégularité des surplus dégagés par l'économie pastorale sont en effet incompatibles avec l'entretien permanent et prolongé des institutions propres à un Etat même embryonnaire : une administration, une armée, une cour impériale, etc. Aussi, bien des entreprises peuvent-elles rester éphémères et retournent à la steppe aussitôt leur but premier atteint.

La clef de ce dilemme tient à ce que société et culture nomades sont loin de vivre en autarcie. Le monde extérieur et bien présent dans la vie de la steppe, et celle-ci n'est pas une inconnue pour ses voisins. Des échanges se nouent, fourrures et animaux, chevaux surtout, contre des étoffes, des objets de luxe, voire des céréales, mais aussi des titres nobiliaires ou honorifiques fournissant des arguments dans les luttes politiques nomades. Que ces échanges ne suffisent plus ou s'interrompent, et leur succèdent alors ou s'y associent la razzia puis la conquête. Il faut aller plus loin : dans l'histoire de la Chine, fréquemment coupée entre Nord et Sud, une place toute particulière revient à des dynasties que la Chine a faites siennes, mais qui n'en sont pas moins des échos de cette cohabitation et de cette confrontation complexes. De sa sortie de l'antiquité jusqu'au cœur des temps modernes, de la dynastie Tabgach des Wei du nord (386 - 534), une des principales introductrices du bouddhisme en Chine du Nord, et jusqu'à l'Empire mandchou des Qing (1644 - 1912), en passant par les Kitan Liao (916-1125) et les Mongols Yuan (1279- 1368), la Chine connaît une longue suite de périodes pendant lesquelles c'est moins en termes de voisinage que d'interpénétration que doivent être perçues ses relations avec les peuples nomades.

À l'espace des forêts et des pâturages propre aux peuples nomades, s'ajoute ainsi un espace historique auquel les attache intimement leur tradition, peuplé de sédentaires, certes, mais qui n'a rien pour eux d'un lointain exotique.

Cette histoire est traversée de maints paradoxes, dont un des plus frappants est cette « puissance de la faiblesse » qui fonde en dernière analyse les plus vastes entreprises de l'histoire nomade sur la dispersion de foyers minuscules, sensibles à des fluctuations souvent infimes. Plus encore, elle met en lumière ce faisceau de symétries qui font d'une société et d'une culture fondées sur la dispersion une alternative d'ampleur anthropologique majeure au modèle fondé sur l'accumulation que fournissent les cultures agraires sédentaires et leurs héritières. Longtemps représenté comme un état primitif, « barbare », le pastoralisme nomade est encore trop largement conçu et défini par ses « manques », « carences » ou « lacunes » par rapport à un ordre « normal » et « universel » du développement humain, dont le prototype reste fourni par le modèle des sociétés sédentaires agraires, agro-industrielles puis urbaines et industrielles, désormais « post-industrielles », les plus avancées. Pour une telle vision, d'autres modèles d'activité et d'organisation humaines ne pourraient révéler que leurs insuffisances. Or, s'il est plus actuel que jamais de poser l'ambition scientifique majeure d'une universalité des interprétations du réel, cette dernière ne saurait être tronquée, amputée de ce qui resterait inexorablement rejeté ou maintenu dans le bizarre, l'exotique, l'atypique. Le pastoralisme nomade offre de ce point de vue un vaste laboratoire, un chantier largement ouvert. Aux spécialistes des multiples disciplines interpellées de mettre, plus que jamais leurs efforts en commun.

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novembre 2005
Jacques Legrand
Professeur, Inalco, Paris ; IISNC, Ulaanbaatar, Président de l'Inalco