Mongolie : l'exception libérale en Asie

La Mongolie bénéficie d'un statut particulier dans l'imaginaire collectif. La multiplication des reportages sur ce pays en témoigne. Cette exceptionnalité mongole se traduit également sur le plan politique. Située au cœur de l'Asie, la Mongolie jouit d'un régime politique libéral et fait figure d'exception dans une région connue pour ses régimes autoritaires et rongée par la hausse des tensions géopolitiques. Cette situation pose question car rien ne laissait supposer que les autorités mongoles pourraient mener à bien une transition démocratique dans laquelle tant d'autres pays ont échoué.


Yourte de campagne du parti démocrate lors de l'élection présidentielle de 2013 (© 2013 /A. Maire)

La Mongolie figure régulièrement dans les classements de la Freedom House comme un pays «libre», c'est-à-dire comme un pays où la compétition politique est libre et où les libertés civiles sont respectées. Bien que ce classement apparaisse critiquable en bien des points, il met néanmoins en évidence le haut niveau de liberté de la société mongole. Cela fait de ce pays une exception rare dans l'espace post-socialiste. Une comparaison avec les autres pays de la région offre un aperçu de cette spécificité mongole. Ainsi, les pays d'Asie centrale sont pour la plupart dirigés selon un mode de gouvernement autoritaire. La Corée du Nord, dont la situation était comparable à celle de la Mongolie en 1989 (enclavement politique, proximité avec les deux grands voisins russes et chinois etc.) a elle suivi une trajectoire d'évolution opposée au cas mongol, qui a conduit à un durcissement du régime et à un isolement accru. Ces comparaisons mettent en évidence la singularité de la position mongole. Elle permet aux citoyens de bénéficier d'un haut niveau de liberté et d'une relative égalité. La place des femmes dans la société en est le meilleur exemple. Symbole de cette situation, des hommes ont récemment manifesté pour demander l'égalité entre les sexes sur le marché de l'emploi et la Mongolie a même pu être qualifiée d'« île au milieu de l'océan» par le chercheur Thomas Spoorenberg.

L'évolution politique du pays depuis le début de la décennie 1990 confirme cette spécificité. La révolution démocratique et pacifique de l'hiver 1989 - 1990 s'est traduite par la mise en place d'un gouvernement de coalition composé de l'ancien parti unique - le Parti populaire et révolutionnaire mongol - et des différents mouvements démocratiques d'opposition, dont est issu l'actuel Président Elbegdorj, et dont les manifestations ont conduit à la démission du politburo en 1990. Ce gouvernement de coalition a permis l'adoption d'une nouvelle Constitution en 1992 qui insiste sur le respect des droits de l'Homme et sur la mise en place d'un régime démocratique et multipartite. Dès lors, la stabilité politique mongole mérite d'être soulignée. Les épisodes d'alternance politique sont réguliers, et le jeu politique est ouvert à des partis nombreux et divers. Un épisode de tensions a cependant eu lieu en 2008. Des manifestants ont contesté le résultat des élections législatives et ont incendié le siège du parti populaire et révolutionnaire mongol. Cinq personnes ont trouvé la mort et le Président Enkhbayar a dû déclarer l'état d'urgence et imposé un couvre-feu. Cet épisode tragique a néanmoins débouché sur la mise en place d'un gouvernement de coalition chargé de faire face à cette crise et les élections suivantes n'ont donné lieu à aucune contestation réelle. Outre cette stabilité politique, une autre tendance remarquable est liée à l'évolution du régime politique mongol. Alors que les États d'Asie centrale se sont majoritairement tournés vers une forme de gouvernement autoritaire, axée autour de la figure d'un homme fort, le régime politique mongol a suivi une trajectoire d'évolution radicalement différente. Celle-ci a conduit le pays d'un régime semi-présidentiel à un régime parlementaire au sein duquel le pouvoir du Président s'est trouvé peu à peu marginalisé. Cette évolution remarquable traduit l'ancrage profond de la Mongolie dans un système libéral et en fait un contre-exemple dans la région.


Le Grand Khural, parlement de Mongolie et cœur du pouvoir politique(© 2013 /A. Maire)

Ce succès est d'autant plus frappant que peu d'éléments permettaient d'envisager une telle réussite. A posteriori, certains chercheurs parlent de «démocratisation sans conditions préalables» pour caractériser l'évolution politique mongole. Parmi les éléments qui auraient pu freiner cette évolution, l'enclavement entre deux puissances autoritaires apparaît comme le plus rédhibitoire. L'absence d'expérience démocratique dans le pays constitue un autre élément souvent mentionné dans la mesure où les Mongols n'ont expérimenté aucun mode de gouvernement démocratique avant 1990. Le développement mongol remet également en cause les théories qui postulent que la démocratie ne peut prendre racine que dans le cadre d'un contexte économique favorable. La Mongolie, contrairement à cette hypothèse, a mis en place un système politique libéral et démocratique au cœur d'une crise économique particulièrement violente. Le produit intérieur brut a chuté après 1990 de près de 40 %, le chômage a fait son apparition dans le pays et des tickets de rationnement ont même été mis en place. Il a ensuite fallu dix ans à la Mongolie pour retrouver les niveaux de production atteints en 1989. Ces difficultés économiques n'ont pourtant pas altéré l'élan mongol vers la démocratie. Autre élément défavorable, la reprise économique perceptible dès le début des années 2000 s'est appuyée sur la redécouverte d'un immense potentiel minier qui a rapidement suscité la convoitise des investisseurs étrangers et permis la constitution de fortunes conséquentes en Mongolie. Nombre d'exemples en Asie centrale et en Afrique ont conduit les chercheurs à souligner les risques inhérents au développement d'une économie rentière basée sur l'exploitation des ressources naturelles mais la Mongolie a, une fois encore, échappé à une dérive autoritaire malgré cette richesse en matières premières.

Dans ces conditions délicates, la réussite de la transition politique mongole pose question. Elle a suscité l'attention de nombreux travaux qui ont tenté d'expliquer cette exceptionnalité mongole. Certains ont mis en avant l'héritage de Gengis Khan comme la source principale de la démocratie mongole. D'autres ont insisté sur le rôle particulier de la nouvelle Constitution mongole qui garantit un équilibre des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Certains ont au contraire affirmé que la mise en place d'un régime démocratique constituait un outil stratégique indispensable pour préserver l'indépendance fragile du pays. On a aussi mis l'accent sur la dépendance initiale de l'économie mongole à l'aide étrangère qui aurait forcé les autorités du pays à se conformer aux attentes des donateurs internationaux. L'ensemble de ces hypothèses constitue autant de facteurs explicatifs nécessaires à la compréhension de la réussite de la transition mongole. Ils n'expliquent néanmoins pas la facilité avec laquelle la démocratie s'est ancrée dans le pays et le consensus général dont a bénéficié ce mode de gouvernement depuis le début de la décennie 1990.


Meeting de campagne du candidat Ts. Elbegdorj, Oulan-Bator, juin 2013(© 2013 /A. Maire)

Les Mongols, lorsqu'on les interroge, évoquent une autre grille de lecture et lient souvent le mode de gouvernement démocratique à leur mode de vie traditionnel et à leur attachement «naturel» à la liberté. Cette affirmation, bien que souvent décriée, fait le lien entre le mode d'organisation sociale élémentaire, dans le cas mongol la famille nucléaire, et le mode d'organisation socio-politique du pays. Il repose sur «l'idée que les rapports familiaux - entre parents et enfants, entre mari et femme - servent de modèle aux relations politiques» [Todd, 1983]. Le nomadisme, les contraintes géographiques du pays, font que le système familial mongol est un système nucléaire au sein duquel les enfants, à l'exception du fils cadet, quittent le foyer familial au moment du mariage. De ce fait, le rapport à l'autorité, vis-à-vis du père dans le cadre de la famille, se trouve atténué par ce départ. Le fils qui quitte le foyer familial bénéficie d'un niveau de liberté important puisque ce départ le soustrait à l'autorité parentale, en devenant le chef d'une nouvelle unité familiale. Cet attachement à la liberté et ce rejet relatif des relations d'autorité se traduit d'ailleurs dans un trait de caractère partagé entre les Mongols et les Français, celui d'un esprit critique très marqué.


Affiche de campagne électorale, Oulan-Bator, juin 2013(© 2013 /A. Maire)

Cette corrélation entre l'organisation sociale la plus élémentaire, c'est-à-dire le lien familial, et l'organisation politique permet non pas de mettre en évidence un déterminisme direct entre ces deux éléments, mais d'affirmer que cette corrélation a sans doute facilité la mise en place et l'acceptation d'un régime politique libéral en Mongolie. Ce dernier est ainsi conforme au rapport quotidien des Mongols aux concepts d'autorité et de liberté. Il permet d'expliquer en partie cet attachement mongol au libéralisme politique, dont la démocratie est un sous-produit. Cet aspect vient ainsi s'ajouter aux imbrications complexes entre les autres facteurs explicatifs déjà mis en évidence.

Antoine Maire
Antoine Maire est doctorant au CERI - Sciences Po.
Il prépare une thèse sur les investissements chinois
en Mongolie, en Corée du Nord et au Kazakhstan.
Il a publié en 2012
La Mongolie en quête d'indépendance,
une utilisation stratégique du développement minier
chez L'Harmattan.


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avril 2014
Antoine Maire
Doctorant au CERI - Sciences Po