Octobre 2009 - Japon : alternance au pouvoir, l'épreuve après la victoire

Le 30 août, le Minshuto (Parti démocrate du Japon, PDJ, classé au centre) a remporté 308 sièges sur les 480 que compte la chambre basse du parlement nippon, s'imposant comme la première formation du pays, très loin devant le conservateur Jiyuminshuto (Jiminto, Parti libéral-démocrate, PLD) qui ne sauva que 119 fauteuils sur les 300 qu'il possédait auparavant. C'est une victoire historique, incontestablement, mais son assise durable reste à confirmer.

Pour la première fois depuis 1955, l'omnipotent Parti libéral démocrate (PLD) a perdu le rang de première formation politique du Japon, au profit d'un grand rival, le Minshuto (Parti démocrate du Japon, PDJ). Emmené par son fondateur, Yukio Hatoyama, descendant d'une lignée d'hommes politiques et petit-fils du bâtisseur du groupe de pneumatiques Bridgestone (numéro un mondial du secteur, au coude-à-coude avec le français Michelin), le PDJ a fait campagne sur les thèmes porteurs de la déliquescence du "système PLD" et du retour de l'Etat providence. Les slogans étaient à l'avenant :"alternance", "votez pour une vraie démocratie", "le pouvoir aux hommes politiques", "mettons fin à la bureaucratie", "finissons-en avec les gaspillages", "halte au pantouflage", "élus au service de la vie du peuple". Face à des candidats PLD âgés,au discours discrédité par la situation économique dégradée, la perte d'acquis sociaux, la montée du taux chômage à un niveau inédit (5,7% de la population active fin août) et la hantise du lendemain, le PDJ a présenté de juvéniles hommes et femmes souriants et dynamiques, symboles de renouveau. Masquant ses divisions internes, ce jeune parti mosaïque, classé au centre, a semblé percevoir les souffrances de la population imputées à la politique ultra-libérale conduite par le Premier ministre PLD Junichiro Koizumi entre 2001 et 2006. S'inscrivant en faux, le PDJ a promis une économie du bien-être social, une réforme des institutions politiques au service des citoyens et une plus grande indépendance diplomatique du Japon sur la scène internationale. Ces serments désormais l'obligent, mais sont-ils réalistes ?


Journeaux annonçant la victoire du PDJ sur le PLD
© K. Poupée / 2009

Des dons pour tous

Le PDJ entend tout d'abord inverser la chaîne de commandement au sein de la machine administrative, dénonçant le pouvoir excessif des hauts-fonctionnaires au détriment des élus. Objectif : redonner aux décideurs politiques la maîtrise intégrale du budget, clef de voûte des promesses axées sur la redistribution de la richesse nationale.

Le nouveau gouvernement a garanti un relèvement et une unification du salaire minimum pour le porter graduellement à 1.000 yens par heure (7,5 euros/h), ainsi qu'une pension de retraite minimale de 70.000 yens (526 euros) par mois. Il répond ainsi aux principales préoccupations des citoyens. Face à la dénatalité, en partie due aux incertitudes économiques, il souhaite porter la prime à la naissance à 550.000 yens (4.150 euros), puis offre une allocation mensuelle de 26.000 yens (environ 200 euros) à chaque enfant jusqu'à sa sortie du collège, aides assorties de diverses autres mesures, dont la gratuité des lycées publics, pour un coût annuel total équivalent à 1% du produit intérieur brut (PIB), supérieur au budget de la défense. Le cabinet Hatoyama prévoit en outre de supprimer d'impopulaires dispositions touchant les dépenses de santé des personnes de plus de 75 ans. Aux petites et moyennes entreprises, victimes en bout de chaîne de la chute des exportations et du déclin de laconsommation intérieure, il offre une réduction du taux d'imposition de 18% à 11% et des aides au maintien de l'emploi et à la formation. Les agriculteurs, fâchés contre le PLD, bénéficieront de nouvelles subventions (complément de revenus pour les cultivateurs indépendants). Les intérimaires ne pourront plus travailler en usine,les autoroutes deviendront progressivement gratuites et l'essence sera moins taxée. Tous ces aménagements combinés visent à fortifier l'économie intérieure anémiée, en redonnant confiance à des citoyens anxieux pour l'avenir, précautionneux et ébranlés par des années de fluctuations conjoncturelles erratiques. Le PLD menait une politique de relance par l'offre en favorisant la création de nouveaux produits et services, par le truchement de plans industriels d'ampleur, des programmes de recherche, la construction d'infrastructures publiques. Le PDJ juge ces méthodes inopérantes sur le malaise social présent qui s'auto-entretient.A-t-il pourtant les moyens de ses altruistes ambitions ?

Un financement incertain

Le nouveau gouvernement affirme pouvoir dégager les sommes nécessaires à ce programme généreux en contrôlant plussévèrement les actions des fonctionnaires, en supprimant les échelons administratifs inutiles, en réduisant la masse salariale publique, en vendant des biens et en éliminant les dépenses injustifiées (construction de barrages, location de bâtiments trop onéreux, sommes indûment versées à des organismes intermédiaires, etc.). Il compte à terme aussi sur la progression mécanique des recettes issues de la taxe assise sur la consommation intérieure favorisée par ses mesures de soutien, sans en relever le taux (5%). Les impôts des foyers de personnes actives sans enfant pourraient aussi augmenter, un non-dit de campagne.

Le cercle vertueux auquel croit le PDJ ne convainc cependant pas les économistes ni les milieux d'affaires qui s'inquiètent pour les finances publiques. Alors que la dette de l'Etat atteint au moins 180% du produit intérieur brut (PIB), le coût de l'ensemble des dispositions envisagées s'élèvera en bout de mandat, en 2013, à près de 16.800 milliards de yens (126 milliards d'euros) par an. Si, selon une étude de la banque Mizuho, le Japon pourrait profiter en 2010 d'un surcroît de croissance de 1% grâce à la conjonction des différents dispositifs pré-cités, un reflux de 0,5% et de 0,1% est redouté les deux années suivantes. Autre gros motif de réserve : l'absence de chiffrage du coût pour les entreprises et foyers de l'objectif ambitieux d'une diminution de 25% des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2020 (ce qui revient à une baisse de 30% entre 2005 et 2020). Bien que se disant concernés par la lutte contre le réchauffement climatique, les entrepreneurs y voient un obstacle à l'expansion de leur activité. D'autant que le PDJ n'a ajouté qu'au dernier moment dans sa stratégie le soutien au développement de technologies essentielles pour parvenir à ce but et combler des lacunes manifestes de vision industrielle dans son programme.

Diplomatie : agir différemment, mais comment ?

Sur le volet diplomatique, le nouveau pouvoir prétend "construire une relation de confiance" avec les Etats-Unis, allié incontournable, sans être pour autant aveuglément suiviste, ce qu'il reprochait au PLD. Reste que la sécurité du Japon est tributaire des systèmes américains (le dispositif de détection des tirs de missiles nord-coréens en est un exemple). Hier opposé à la mission de ravitaillement des troupes américaines engagées en Afghanistan, que fera le gouvernement lorsque cette dernière arrivera à terme en janvier ? Il s'en tient pour l'heure à affirmer qu'il "ne la reconduira pas simplement en l'état", une formulation atténuée par rapport aux termes de début de campagne ("mettra fin") désapprouvés par les Etats-Unis. Qu'en est-il également du redéploiement des 47.000 soldats américains présents sur le territoire japonais, principalement dans l'archipel d'Okinawa, sujet de querelle permanent? Un compromis est-il par ailleurs possible sur les "territoires du nord" (îles Kouriles) annexés par la Russie et dont le Japon réclame la restitution ? Comment procéder vis-à-vis de la Corée du Nord,dont le dirigeant s'ingénie à diviser les pays censés négocier avec lui? Le mystère des Japonais kidnappés dans les années 70-80 par le régime de Pyongyang peut-il être résolu ? Existe-t-il un consentement secret autorisant la présence de navires nucléaires US dans les eaux nippones, malgré le dogme du Japon : "ne pas développer, ne pas posséder, ne pas accueillir d'armes atomiques" ?Le PDJ promet de vite faire la lumière sur cette hypothétique clause cachée, mais les Etats-Unis le laisseront-ils agir ? Jusqu'où iront les discussions en vue d'un accord de libre-échange commercial Japon/USA ? Comment l'archipel envisage-t-il enfin de répondre à la montée en puissance de la Chine, pour conserver une place de figure de proue en Asie. A tous ces problèmes pendants, le PDJ s'est engagé à répondre différemment de ses prédécesseurs, ce qui est déjà osé. Reste à donner corps à cette volonté louable à laquelle ne croient cependant guère les observateurs.

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Election boards presenting Yukio Hatoyama - © K. Poupée / 2009

Panneaux électoraux présentant Yukio Hatoyama
© K. Poupée / 2009

Un gouvernement volontariste mais sous étroite surveillance

Sur le plan intérieur comme vis-à-vis de l'extérieur, il est néanmoins certain que le nouveau gouvernement Hatoyama qui, le lendemain de sa constitution était auréolé d'un taux d'appréciation populaire de quelque 75% selon plusieurs sondages, aura à coeur, au moins jusqu'aux élections sénatoriales de juillet 2010, de donner des gages immédiats à l'opinion. Il le fera quitte à prendre des décisions radicales en quelques heures (ordres de suspension de chantiers publics, abrogation de lois jugées inéquitables) et au risque d'affronter verbalement, si ce n'est dans les faits, des pouvoirs établis (banques, grand patronat, haut-fonctionnaires, etc.). Il ne pourra cependant pas passer en force, car de tous il aura besoin. De fait, bien que le PDJ ait assis son triomphe sur l'élection de jeunes néophytes, l'équipe dirigeante est constituée de parlementaires expérimentés au fait de leurs dossiers et connaisseurs des arcanes (Naoto Kan à la stratégie nationale, Katsuya Okada aux affaires étrangères, Hirohisa Fujii aux finances, Masayuki Naoshima à l'économie, Akira Nagatsuma à la santé, etc.).

Pour autant, le PDJ n'est pas encore totalement libre de ses mouvements. Ne disposant pas de la majorité à la chambre haute du parlement, il a dû s'allier à deux petits partis d'une mouvance plus anti-libérale (Shakaiminshuto, Parti social-démocrate, et Kokuminshinto, Nouveau parti citoyen). Or ces derniers, qui ne totalisent pourtant que 10 sièges à la chambre basse, ont âprement négocié leur soutien, en échange d'un flou entretenu sur les sujets qui fâchent (présence des soldats américains dans l'archipel, poursuite de missions militaires à l'étranger, poids de la composante nucléaire dans le panier énergétique, etc.). Cette coalition tactique ne plaît pas forcément aux électeurs. On décèle en outre dans le cabinet Hatoyama une attention au dosage entre les différentes factions du PDJ où se retrouvent d'ex-PLD, des syndicalistes, des socialistes et des nouveaux venus, ce qui augure aussi de batailles intestines sur plusieurs enjeux majeurs, et notamment sur les questions de politique étrangère et de sécurité. Quant aux femmes, qui ont servi de faire-valoir pendant la campagne, elles sont in fine peu représentées, n'obtenant que les portefeuilles des affaires sociales et de la justice.

Autre menace de friction, le rôle d'Ichiro Ozawa, stratège du PDJ. Ce personnage imprévisible, déstabilisé en début d'année par une affaire politico-financière, avait dû céder la place de tête d'affiche à Yukio Hatoyama, aujourd'hui Premier ministre. Nommé secrétaire général du PDJ et supposé s'occuper des affaires du parti, et non de celles du pays, M. Ozawa conserve cependant un fort pouvoir d'influence au parlement, d'autant que les jeunes élus députés, choisis par ce mentor, lui doivent reconnaissance. Or le public se méfie de ce manipulateur de l'ombre dont les objectifs ne sont pas clairement formulés. "L"arrivée au pouvoir du PDJ n'est que la première étape de ma grande ambition", a-t-il déclaré quelque jours après la victoire, laissant entière l'énigme sur ses ultimes intentions.

Quant à M. Hatoyama, il va devoir répondre aux journalistes malgré ses appréhensions et la prévenance de son entourage. Les influents médias n'apprécient déjà pas l'interdiction donnée aux hauts-fonctionnaires, désormais aux ordres du gouvernement et de son "bureau de la stratégie nationale", de donner des conférences de presse sur des dossiers techniques. "Le contrôle de l'information a commencé", écrivit le quotidien de droite Sankei Shimbun. Et le puissant Yomiuri Shimbun d'ajouter : "cela va à l'encontre de la promesse de transparence du nouveau gouvernement même si cela est justifié par sa volonté de redonner le pouvoir aux décideurs politiques élus, responsables devant le peuple". Or les électeurs, vite désorientés, sont prompts à changer d'avis. La victoire du PDJ est un plébiscite par défaut, la marque d'un fort mécontentement à l'égard du système PLD. Il ne s'agit nullement d'une adhésion pleine et entière au programme énoncé.

Karyn Poupée
Auteur de "Les Japonais", essai historico-sociologique, paru en septembre 2008 aux éditions Tallandier (506 pages, 25 euros). Ce livre a reçu en 2009 le prix franco-japonais Shibusawa-Claudel.

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octobre 2009
Karyn Poupée
Journaliste, correspondante permanente de l'Agence France-Presse (AFP) à Tokyo