La consommation de viande en Inde : quelle réalité derrière les mythes ?

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Dans son ouvrage La Voie, Edgar Morin appelle à la « régulation » de la consommation de viande dans « les pays émergents comme la Chine ou l’Inde où la consommation croît avec l’amélioration du niveau de vie » (2011, p. 231). La croissance de la consommation de viande en Inde est-elle aussi mécanique ? Dépend-elle uniquement du revenu par habitant ?

Une « transition nutritionnelle » en Inde ?

Les débats actuels au sujet du véganisme en Occident montrent bien à quel point la consommation de viande ne dépend pas uniquement de paramètres économiques. Manger de la viande implique de mettre à mort un animal et d’ingérer une chair qui n’est pas sans rappeler celle de l’être humain. C’est donc un acte qui pose des questions morales. L’Inde notamment est bien connue en Occident pour l’ampleur qu’a pris historiquement la pratique du végétarisme. On peut dès lors s’interroger sur l’évolution des habitudes alimentaires dans ce pays : la croissance économique, et les dynamiques de mondialisation et d’urbanisation qui lui sont associées, induisent-elles effectivement une forte augmentation de la consommation carnée ? Autrement dit, il s’agit de savoir si l’Inde connaît une « transition nutritionnelle », expression qui renvoie grosso modo à une augmentation de la proportion de protéines animales, de sucre et de graisse dans l’alimentation.

L’étude des statistiques de consommation fournies par le National Sample Survey Office du gouvernement indien relativise l’existence de cette transition. Si la quantité de graisse et de sucre consommée est bien en augmentation depuis les années 1990, celle de viande reste très faible. Ainsi, en 2011, la consommation individuelle moyenne aurait été de 500 g de bœuf, 720 g de mouton, 90 g de porc et 1690 g de poulet, soit un total de 3 kg (pour une moyenne de près de 100 kg aux Etats-Unis).

Il importe cependant de donner une image plus complexe de cette réalité. Déjà, cette consommation est en hausse depuis le début des années 2000 : les quantités ingérées de poulet sont en nette croissance, notamment dans les villes et au sein des catégories les plus aisées. On assiste donc bien à une forme de transition dans laquelle les classes moyennes urbaines seraient les premières à modifier leurs habitudes alimentaires. Ensuite, on constate que cette consommation est très hétérogène à travers le pays et entre les groupes sociaux. Les Etats du Sud et du Nord-Est affichent des niveaux beaucoup plus élevés que ceux du centre et du Nord-Ouest du pays. Une rapide étude de corrélation montre que les régions où la consommation carnée atteint des maximums ne sont pas celles où le revenu individuel est le plus élevé, mais plutôt celles où la proportion de musulmans, de chrétiens ou de membres des « basses castes » est la plus élevée. Inversement, les consommations les plus faibles sont enregistrées dans les régions où les membres des « hautes castes » sont le plus présents et où la droite nationaliste hindoue est la plus implantée. Autrement dit, ce ne sont pas des variables économiques mais plutôt des variables culturelles et politiques qui expliquent les niveaux de consommation de viande en Inde. Le modèle de la « transition nutritionnelle » n’a donc rien de mécanique.

Les statistiques permettent par ailleurs de déconstruire le mythe d’une Inde végétarienne : seuls 30 % de la population s’abstiendrait totalement de produits carnés, ce chiffre étant même inférieur à 2 % dans un Etat comme le Nagaland (nord-est de l’Inde). De la même façon, les chiffres contredisent l’image d’une Inde qui, sacralisant la vache, ne consommerait jamais de bœuf : un article récent a montré que près de 15 % de la population indienne (des musulmans, des chrétiens mais aussi de nombreux hindous) mangerait régulièrement de cette viande (Natrajan et Jacob, 2018).

Cette grande diversité des pratiques, mais également les changements qui les affectent, ont été mis en lumière par les recherches de terrain que j’ai menées dans l’Etat méridional du Tamil Nadu de 2011 à 2015. Les observations et entretiens menés auprès des mangeurs indiens, ainsi qu’avec des acteurs de la chaîne d’approvisionnement (éleveurs, marchands de bestiaux, abatteurs, bouchers, etc.) illustrent bien la fragmentation des pratiques et des représentations associées à la viande dans l’Inde contemporaine.

Un changement des logiques et des modalités de consommation de viande

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Plusieurs logiques de consommation (ou d’abstinence) de viande peuvent être identifiées. La logique de pureté tend à marginaliser les produits carnés : de nombreux hindous se privent de viande lors de jours spécifiques (pleine lune, etc.), lors de visites à un temple, après la mort d’un proche, parfois pendant un mois entier ou après un certain âge. Ce végétarisme plus ou moins temporaire est très courant au Tamil Nadu. Sa pratique vise à purifier son corps – l’ingestion de la chair d’un animal tué tend à éloigner le dévot du divin – mais aussi à s’infliger une forme d’ascèse : d’une certaine façon, la viande est toujours vue comme désirable ; s’en abstenir, c’est maîtriser son animalité, c’est affirmer un contrôle de soi qui confère une supériorité à la fois sociale et morale. Ce discours est très présent chez les végétariens stricts, notamment ceux appartenant aux castes de Brahmanes (exerçant originellement la fonction de prêtres).

Cette logique de pureté est concurrencée par une logique de force et de santé. Pour de nombreux Indiens rencontrés, notamment des chrétiens, des musulmans et des hindous appartenant aux castes « moyennes » ou « basses », la viande est un aliment fournissant de l’énergie et rendant le corps vigoureux. Pour les maharajas et autres nobles indiens exerçant des fonctions martiales, la carnivorie a longtemps été considérée comme un signe de pouvoir, de réussite dans le monde matériel. La viande, généralement assimilée à une substance échauffante par les diverses médecines humorales du sous-continent, serait donc appropriée pour les corps et les individus robustes. La modernité et la sécularisation de la société semblent aujourd’hui raviver cette logique de force : pour de nombreux jeunes hommes, mais également pour des responsables politiques ou des commerçants prospères, consommer de la viande en public permet d’affirmer sa puissance et souvent sa masculinité. On note cependant que le caractère « échauffant » de la viande peut aussi jouer en sa défaveur : de nombreuses personnes âgées ou malades ainsi que des mères de famille s’en abstiennent de peur que leur corps ne soit affecté par cet excès de chaleur.

Ces deux logiques, celle de la pureté et celle de la force, ne sont pas exclusives : elles peuvent s’ignorer, s’interpénétrer, se subordonner ou se substituer l’une à l’autre en fonction des contextes. En atteste ce jeune homme rencontré à Chennai (Tamil Nadu) : pâtissier sur un bateau de croisière, il s’adonne sans retenue à la carnivorie afin de suivre le rythme effréné de travail à bord, mais devient temporairement végétarien quand il rend visite au temple de sa lignée lors d’une escale. De la même façon, de nombreux hindous sont végétariens chez eux mais se livrent à leur passion carnée au restaurant.

Les recherches de terrain ont également mis en lumière une recomposition des modalités de consommation de la viande au Tamil Nadu. Pendant longtemps, une modalité « cérémonielle » a dominé, aussi bien pour les hindous que pour les musulmans et les chrétiens. La grande valeur, économique et symbolique, accordée au bétail, ainsi que les questionnements moraux liés à sa mise à mort, faisaient de la consommation de viande – principalement de chevreau – un acte épisodique voire exceptionnel (moins d’une fois par mois). Cette pratique était collective, souvent festive et ritualisée. Depuis plus d’une décennie, une modalité de consommation « banalisée » est apparue, notamment en contexte urbain. La carnivorie est devenue plus régulière pour de nombreux ménages de la classe moyenne. La viande est consommée dans de nouveaux contextes (notamment le restaurant), moins cérémoniels. Disponible à tout moment, elle intègre potentiellement le repas quotidien. Son statut change : elle est à présent un aliment substituable à d’autres. Le poulet est la viande emblématique de cette modalité de consommation : il est valorisé pour son faible coût, son goût plutôt neutre, sa maigreur supposée, sa facilité de préparation et sa couleur blanche qui n’évoque que lointainement son origine animale. A l’évidence, c’est l’intensification (massive) de son élevage et l’industrialisation (relative) de sa transformation et de sa distribution qui ont fait du poulet une viande presque générique.

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Cette banalisation ne semble cependant en aucun cas s’imposer à l’ensemble de la société. Au contraire, elle va de pair avec une politisation renouvelée de la viande (et notamment du bœuf) depuis la victoire du BJP, parti nationaliste hindou, aux élections générales de 2014. De nombreuses mesures ont depuis été prises contre la mise à mort des bovins et contre les abattoirs clandestins. Elles s’accompagnent souvent d’actions violentes de la part de militants allant jusqu’à lyncher un individu qui serait suspecté de produire, de vendre ou de consommer du bœuf.

Il apparaît donc que la production et la consommation de viande sont considérées comme des actes problématiques qu’il importe de légitimer et de réguler par des dispositifs tout à la fois culturels, sociaux et politiques – prenant la forme de prescriptions, d’interdits ou d’une simple conformité des pratiques à des usages. Mais ces dispositifs semblent remis en cause par la recomposition des structures de production et des modalités de consommation. Dès lors, à la lumière du cas de l’Inde, il semble bien qu’en Occident, c’est la crise de ces dispositifs de légitimation et de régulation de la carnivorie qui nourrit la crise morale et écologique que traverse actuellement le secteur de la viande. La banalisation de la consommation de viande, qui a accompagné la massification de sa production, masque les processus métaboliques qui relient cet aliment aux écosystèmes, tout en évacuant toute gravité, toute solennité dans l’ingestion du semblable.

Michaël Bruckert

Chercheur en géographie au CIRAD
UMR INNOVATION, Univ Montpellier, CIRAD, INRA,
Montpellier SupAgro, Montpellier, France
Ses travaux portent sur la recomposition des pratiques liées
à la viande en Inde et dans la diaspora tamoule au Canada,
ainsi que sur les systèmes alimentaires urbains durables au Vietnam

michael.bruckert@cirad.fr


Bibliographie

Bruckert M., 2018, La chair, les hommes et les dieux. La viande en Inde, CNRS Editions, Paris

Morin E., 2011, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Fayard, Paris

Natrajan B. et Jacob S., 2018, « ‘Provincialising’ Vegetarianism. Putting Indian Food Habits in Their Place » dans Economic and Political Weekly, vol. 53, n. 9, pp. 54-64

Mots-clés

Inde, viande, bœuf, transition nutritionnelle, végétarisme

Coordination du numéro : Aurélie Varrel, Myriam de Loenzien

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Patrick Maurus
Professor at Inalco and at Kim Il Sung University in Pyongyang