Scolariser la nation : transformations sociales, nouvelles aspirations et bouleversements des identités locales en Inde

Scolariser la nation : transformations sociales, nouvelles aspirations et bouleversements des identités locales en Inde

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Mots clés : Inde, école, éducation universelle, mobilité sociale, famille

Ferveurs éducatives dans les campagnes

Modern Expert Public School : « Please! Contact in the Office as Soon as Possible for Bright Future of Your Children, Because Best Quality and Best Education is Only Requried (sic) to Develop the Mind of Your Child.»[i] C’est l’inscription, en blanc sur fond rouge, du grand panneau publicitaire déjà bien décrépi qui, du haut de ses deux tiges de bambou, nous accueille en entrant dans cette cour d’une école privée du Bihar. Dans cet État du Nord de l’Inde, une telle affiche publicitaire, proposant dans un anglais plus qu’approximatif différentes offres d’éducation, est loin d’être une exception. Les publicités pour écoles ou autres centres d’éducation privés parsèment au contraire l’ensemble du paysage, urbain comme rural. Depuis de grands immeubles le long d’une route, depuis un mur où elles sont peintes ou collées en série sous forme d’affiches, depuis un poteau électrique coincé entre une baraque de marchand de bétel et l’échoppe d’un vendeur de tchaï, ou même depuis le tronc d’un arbre esseulé en plein milieu d’un champ, de partout les réclames de ces écoles et de ces centres d’études privés tentent de capter l’attention. Ils se donnent à cette fin des noms suggestifs, tels que ‘Mat’s Guru Rahul Sir Classes’, ‘Ambition Success Centre’ ou ‘Royal Academy’[ii], et se vantent d’extraordinaires mérites comme d’être ’The first-ever event on best learning practices around the world’, ‘A pioneer institute for success’, ‘100% Job Oriented’ ou encore ‘ranked as one of the top 100 schools across India’[iii].

 

L’école primaire privée ‘Modern Expert Public School’ et son panneau publicitaire, campagne du Bihar, Inde (© 2017 / I. Čápová)

Au sein des États indiens, le Bihar se dénote par de nombreux indicateurs en matière de démographie comme de pauvreté, de chômage et d’illettrisme. Tandis qu’il présente la densité de population et la croissance démographique (de 82 à 104 millions d’habitants entre 2001 et 2011) les plus hautes de l’Union, sa pénurie structurelle d’emplois en fait un fournisseur notoire de la force de travail saisonnière pauvre non-qualifiée des mégalopoles de l’Inde et même des pays du Golfe. En outre, sa population, aux neuf dixièmes rurale, est particulièrement jeune (un tiers a moins de 15 ans) et affiche dans les campagnes le taux d’illettrisme le plus élevé de l’Union, à savoir 40 %. Dans ce contexte marquant, la prolifération publicitaire précédemment décrite, si elle n’est pas l’apanage exclusif de cet État, y est néanmoins singulièrement intense et témoigne de l’existence d’un marché en matière d’offres éducatives très dynamique, allant de la maternelle jusqu’à la préparation aux examens d’entrée à l’université ou aux concours d’État de la fonction publique.

Plus qu’une simple demande, ces publicités explicitent par leur vocabulaire - « modernité », « développement », « succès » - l’existence d’un puissant imaginaire attaché à l’école et d’un certain nombre de représentations subjectives agissantes au sein de la population locale. En effet, en dépit de la nature extrêmement lacunaire des contacts antérieurs directs avec l’école de la part des familles, les attentes attachées à l’éducation ont considérablement crû depuis deux décennies et le lancement d’un véritable programme d’accès universel à l’école primaire gratuite en 2001[iv]. Si le terrain ethnographique que j’ai réalisé au Bihar permet d’affirmer que les parents adhèrent aujourd’hui massivement à l’opportunité qui leur est offerte d’envoyer leurs enfants à l’école, cette dynamique soulève néanmoins des questions plus précises. Quels espoirs ces familles pratiquement dépourvues de capital scolaire, nourrissent-elles intimement quand elles scolarisent leurs enfants? Quelles conduites adoptent-elles au jour le jour à l’égard de la scolarité et de l’éducation formelle en général ? Enfin, et d’une manière plus générale, quelles transformations sociales et quels changements concrets dans les vies des individus, la démocratisation actuelle de l’éducation et la scolarisation de masse en Inde contemporaine, occasionnent-elles ?

 

Carte du taux d'alphabétisation par États en Inde. Avec un taux d’alphabétisation de 63,8 %, le Bihar est de 10 % en-dessous de la moyenne nationale.
(Source : National Commission on Population, Ministry of Health and Family Welfare, Government of India, Basé sur les données du Recensement de l’Inde en 2011).

 

Les antécédents de la scolarisation de masse en Inde et les motivations des familles

La transformation profonde opérée par l’école s’est d’abord matérialisée dans ces bâtiments en dur majoritairement sortis de terre durant les années 2000 et 2010. Par la couleur rose de leurs façades, devenue emblématique, et par leur taille, ils se repèrent de loin, surtout dans les villages où ils font un contraste très net avec le reste des constructions plus modestes et plus ternes. Toutefois l’attrait de l’école ne tient pas qu’à sa gratuité et à la présence tant matérielle que symbolique de ses infrastructures. Elle repose également sur des programmes incitateurs concrets, comme la distribution de repas gratuits le midi, l’attribution de bourses d’études ou la délivrance de manuels scolaires et d’uniformes, autant d’avantages que les parents d’élèves rencontrés sur mon terrain jugeaient très appréciables. Plus que tout autre mesure, le Mid-Day Meal, ce fameux repas gratuit de mi-journée délivré à l’école, est à lui seul responsable d’une part importante des hausses d’inscription à l’école, notamment des filles de familles pauvres (Afridi, 2011) depuis une dizaine d’années. Certaines sont ainsi été envoyées à l’école accompagnées du petit frère ou de la petite sœur dont elles ont la charge afin que tous les deux bénéficient du repas gratuit le midi, même quand celui ou celle-ci est trop jeune pour être scolarisé.e. On observe même dans beaucoup d’écoles publiques un nombre désormais plus élevé de filles que de garçons, car les familles, envoyant prioritairement ces derniers dans des écoles privées, ne font suivre leurs sœurs que quand leurs finances le leurs permettent.